Rechercher
Rechercher

Centenaire Grand Liban : lecture économique

Le miracle économique libanais revisité

Le miracle économique libanais revisité

La maquette du centre-ville de Beyrouth telle que conçue initialement par la société Solidere. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar)

L’histoire de l’économie libanaise est un cas d’espèce.

Cette économie fonctionne dans des conjonctures et contextes particuliers qui dépendent souvent d’opportunités ponctuelles avec des cadres contraignants. Elle carbure avec des entrepreneurs toujours créatifs et résilients. Elle a toujours eu besoin de flux financiers venus de l’extérieur que seul le surplus de comptes courants assure.

C’est le propre des petits pays dont le marché est restreint et qui doivent s’externaliser pour survivre.

L’économie libanaise a bénéficié dans les années 1950 et 1960 de l’attractivité du libéralisme, du libre-échange et d’un secteur bancaire dynamique lors de la fermeture « socialisante » des pays voisins.

Elle a recueilli des industriels et des hommes d’affaires, des compétences et des capitaux venus de la région. Elle a démontré sa capacité à absorber et à créer de la richesse, de la croissance et de la prospérité.

Terre d’accueil, le Liban est devenu un centre de production et de services, une plateforme régionale autour du port et du transit avec un secteur bancaire canalisant les capitaux. Un siècle d’éducation a engendré des ressources humaines considérables.

L’intermédiation a été la marque de fabrique de son économie.

Malgré et à cause de la crise de la banque Intra, dans les années 60, le secteur bancaire a survécu et a su trouver une niche de rayonnement local et régional. Il a été, à l’époque, restructuré et réorganisé.

Même le secteur industriel s’est développé et a pu exporter, ainsi que celui des services, le tourisme notamment, grâce à ses avantages naturels, son ouverture et surtout une diaspora assurant un flux régulier de visites.

Les années 60 ont été l’apogée de cette fulgurante évolution fondée sur trois piliers : la stabilité, la neutralité positive malgré les tensions environnantes et une administration relativement efficace qui a su créer un embryon d’État doté d’une politique économique et financière et d’une ébauche de protection sociale.

Les facteurs extérieurs

Le contexte change en 1967-1968 avec les ingérences externes et les troubles. Le système reste cependant solide. La période 1968-1975 est une période de croissance et de bien-être relatifs, malgré les incertitudes, le cumul de problèmes sociaux, le tumulte régional dû à la crise palestinienne et son impact sur les différentes confessions.

La guerre de 1975 qui s’étale jusqu’en 1990 comprend trois séquences économiques :

• De 1975 à 1982, l’argent politique palestinien et arabe contribue, malgré la guerre, à financer le circuit économique et l’activité des différents secteurs, protégée par la stabilité de l’administration chéhabiste.

• En 1982, l’invasion israélienne, couplée avec les guerres internes, l’instabilité politique et les conflits confessionnels, mène à la désagrégation du pays. L’économie vacille, l’émigration s’enflamme. Les entreprises sont dévastées et la monnaie perd de sa valeur.

• En 1990, la fin de la guerre n’est pas la fin du calvaire. En effet, l’arrêt des hostilités est une condition nécessaire, mais pas suffisante.

Le système redémarre

Comment reconstruire sans fonds de soutien ? Comment redémarrer sans réformes ?

Jusqu’en 1992-1993, la déception est grande. L’économie agonise. Les batailles s’arrêtent, mais l’aide massive promise n’est jamais venue.

En 1993, Rafic Hariri déclenche l’opération « reconstruction ». L’économie reprend sur un financement essentiellement par endettement, la monnaie se stabilise (avec comme corollaire un coût très élevé), ce qui a pour avantage d’instiller un certain climat de confiance, basé sur des flux financiers qui irriguent le marché avec une illusion de pérennité. Des capitaux affluent, provenant des pays du Golfe et surtout de la diaspora, attirés par les taux d’intérêt élevés et par des perspectives de stabilité et de croissance.

Mais la reconstruction porte essentiellement sur les infrastructures. Elle n’entreprend ni réformes profondes, ni renouvellement significatif des cadres, ni arrêt du clientélisme. Cependant le système redémarre.

Les caractéristiques de ce nouvel élan sont identifiées comme suit :

• Balance de paiement en surplus.

• Stabilité monétaire.

• Secteur bancaire qui canalise et recycle.

• Investissements immobiliers et financiers dans les services et parfois dans les secteurs productifs.

• Consommation en augmentation.

• Affairisme qui engendre des transactions dont profite l’économie par le jeu de circulation des capitaux.

•Administration dopée par des experts externes.

• Aides et prêts internationaux qui financent des projets (Paris l, Paris ll…) et surtout les défaillances publiques.

• Économie souterraine active « hors taxes » et « hors contrôle » dont profite une catégorie de la population. Le « cash-flow » assure la perfusion.

Ainsi le pays évite le pire avec un financement cher. L’équipe d’avant-guerre, à quelques exceptions, est toujours aux commandes. Aucune transformation de l’appareil productif ni vision incluant les réformes nécessaires ne voient le jour.

L’économie reste essentiellement de rente, même si elle déclenche la création d’entreprises et l’épanouissement de talents dans divers secteurs. Les marges de bénéfice sont variables selon les activités, mais tout le monde y trouve son compte.

Tant que les taux d’intérêt sont limités, l’investissement se développe.

Mais la tension régionale est aux aguets.

Jusqu’à 2005, l’économie fonctionne avec les mêmes critères. Elle traîne un modèle qui cumule le déficit budgétaire (encore gérable) et l’endettement public (qui augmente régulièrement), créant des bombes à retardement telles que l’augmentation des dépenses publiques et des subventions, les gaspillages, la multiplication d’organismes « autonomes » déficitaires, l’absence de vérification des comptes, la croissance de l’emploi public avec des augmentations non étudiées de salaires, les embauches politiques, l’absence de planification et, surtout après 2009, la création de centres de pouvoir dans les ministères avec des répartitions partisanes qui font évaporer la notion même d’une réforme globale des services publics. La réforme ne peut être ni partielle ni partiale.

Les statistiques reflètent une croissance qu’on croyait solide, mais qui s’avère volatile, conjoncturelle et éphémère.

La défaillance de l’État

Après 2009, les capitaux affluent suite à la crise des subprimes générant un « boom » immobilier et une prospérité fictive et limitée à certaines activités. Le secteur bancaire connaît son âge d’or.

Parallèlement, l’ère de la « générosité » publique s’amplifie sans plan ni système d’amortissement. Les dérapages ne sont plus « contrôlés ».

Pour faire tourner la machine, la BDL œuvre à financer le taux de change fixe, à soutenir l’économie et les banques, à assurer la liquidité au secteur public et privé, à subventionner les prêts au logement et un nombre d’activités, prenant le relais d’un État sans programme réel, hormis une distribution de cette manne aléatoire.

Les pertes et les déficits dans le secteur de l’électricité deviennent de plus en plus importants. Aucune réforme ne tient la route.

La BDL pallie implicitement la déficience des politiques de soutien et de stimulation.

Cette situation donne une illusion de normalité alors que les effets des déficits gangrènent lentement mais sûrement les montages de circonstance.

Mais là aussi, le surplus des comptes extérieurs et les liquidités abondantes réussissent à camoufler les déficits et à couvrir les problèmes. Une autre fuite en avant est ainsi de nouveau engagée, reportant de ce fait les réformes structurelles nécessaires et escamotant les véritables déséquilibres.

Puisque cela marche, pourquoi changer ?

La dette en LL ou en USD augmente constamment, la machine fonctionne à plein tube, avec des taux de rendement intéressants et qualifiés de « sûrs » parce que souverains. Cela fait l’affaire à la fois des banques, des épargnants, des consommateurs, des finances publiques, mais certainement pas des investisseurs, découragés par un environnement de rente, par des services publics devenus défaillants et une administration sclérosée.

Déni et irresponsabilité

Le déficit de la balance des paiements en 2011, dû au conflit syrien, constitue un tournant. La pompe extérieure arrête progressivement de financer ce cercle vicieux.

De 2011 à 2020, le pays tient de façon fragile mais avec des apparences de normalité – malgré l’énormité du déficit extérieur – par des artifices et une couverture des comptes et par l’utilisation des réserves cumulées. La tension politique et les attitudes populistes contribuent à aggraver la situation et à amplifier les déficits.

Le report de la solution est le consensus politique par excellence.

On savait, on expliquait, on trouvait des justifications pour acheter du temps. On élaborait des projets (toujours sous études), des solutions (toujours virtuelles), on votait des lois (beaucoup attendant toujours les décrets d’application). On parlait de réformes sans jamais les mettre en œuvre.

La conférence tenue à Paris en 2018 (CEDRE) devait être un tournant, elle restera sans résultat. Ni réformes ni financement – un gâchis.

Aucun plan d’ensemble n’est élaboré. Les gouvernements de coalition sont un compromis de rapport de force véhiculant des intérêts contradictoires, mais certainement pas l’intérêt public.

Sans réforme aucune, la bulle ne pouvait qu’éclater, et avec elle ce qui restait de l’économie.

Le financement sans équilibre, ni investissement productif, ni réformes structurelles, ni plan global, sans stabilité, ni crédibilité, ni garantie, a vécu.

Pour un agent économique, aucune visibilité n’était possible dans ce contexte.

Cette situation a trop perduré, car les acteurs publics sont talentueux, les épargnants souvent crédules, les détenteurs de capitaux parfois cupides, le commun des mortels pensait que l’économie libanaise relevait du miracle. C’est trop beau et cela semble vrai.

Les personnes compétentes signalaient les déficits chroniques et la profonde crise potentielle qui couvait. Ils alertaient sans succès sur les conséquences dramatiques de la situation. C’était, pour certains, des théoriciens sans connaissances réelles des pratiques.

Les organismes internationaux étaient inaudibles, puisque la réalité perçue montrait des signes de richesse.

Déni, irresponsabilité et incompétence caractérisent ces politiques. À cela s’ajoute une corruption endémique qui mine les comptes et la confiance.

La crise, conséquence d’un cumul

Avec l’évaporation du surplus et les déficits qui se confirment, les vrais dollars s’envolent et les « lollars » émergent. Ils sont une émanation d’une création de dollars en période de déficit de la balance des paiements (2011-2020). Une aberration qui augmente le passif sans contrepartie.

La montée des risques identifiés déclenche une ruée vers des transferts et des retraits en devises, ce qui aboutit à ébranler l’édifice. C’est le sauve-qui-peut.

Les liquidités existantes ne peuvent pas servir tous les déposants. Aucun système au monde ne peut résister à une telle demande, surtout pour des devises étrangères. Les premiers avertis s’en sortent, les retardataires sont bloqués.

Avec le contrôle des capitaux, les banques arrêtent les transferts à l’étranger. Mécaniquement, les flux régressent dans l’autre sens. L’essence du système est démantelée. La monnaie se déprécie, le circuit économique se grippe avec une baisse tragique du pouvoir d’achat, un appauvrissement général et un chômage endémique.

Bien entendu, la crise est la conséquence d’un cumul : les sanctions, la situation régionale, la fermeture des frontières, la contrebande, les gaspillages, les subventions et le financement sans limite ni filet contribuent à accentuer la crise en creusant les déficits et contribuent à accélérer la faillite du système. Tout concourt désormais vers l’effondrement. Le circuit de la crise comprend l’intégralité de ces éléments. On ne peut limiter l’explication à un seul facteur.

Le modèle bâti sur la confiance était fonction de la crédibilité. Il s’évanouit en octobre 2019. La BDL ne peut plus opérer d’ajustement, les digues ont été ébranlées. Aucune marge de manœuvre n’est désormais possible.

La tentative – infructueuse – de suggérer un plan en 2020 s’est heurtée à l’absence d’une vision complète – « compréhensive » – de relance et de reprise de la confiance. L’attitude a été « punitive » consistant essentiellement à déterminer des pertes. Puis le jeu de ping-pong a commencé pour lancer la balle et rejeter sur les autres les responsabilités, alors que le système a généré la crise avec la participation – inégale peut-être – de tous. Certains auteurs du plan ont été choqués par l’ampleur de la crise, mais souvent, hélas, il y a eu un penchant à être plus procureur que facilitateur de solution – l’urgence était d’arrêter l’hémorragie. Les agents économiques étaient perdus, sans perspectives ni soutien, les épargnants ne comprenaient plus rien concernant leurs dépôts, les prix augmentaient, la livre perdait de sa valeur, les discussions avec le FMI s’enlisaient. Aucune communication précise, laissant libre cours aux spéculateurs et aux analyses fantaisistes.

La solution devenait de plus en plus objet de controverse et tentatives de compromis, le plan était sans pilote et les résultats se faisaient attendre. Un autre gâchis.

Dans l’impossibilité de faire le deuil pour certains, on continue à faire comme si on pouvait retourner au « statu quo ante » sans opérer une mutation du modèle. Une autre façon de contourner l’impasse.

Entre les tenants du système ancien et ceux qui veulent tout changer, aucun dialogue n’est possible. Un dialogue de sourds – alors que les réserves s’évanouissent –, on discute encore sur comment gagner du temps. Le jeu consiste à se rejeter les responsabilités et non pas à suggérer des sorties de crise.

Pour éviter de sombrer, la solution serait le retour à une politique rigoureuse avec, en parallèle, un soutien massif aux catégories défavorisées, les réformes structurelles complètes – en même temps et sans délai –, un programme du FMI crédible et applicable, un appel à un soutien international et à la stimulation des investissements. Avec la participation active de tous les acteurs économiques et des visages qui inspirent confiance. En parallèle, les contrôles et la justice devraient jouer leur rôle – sans surenchère.

Pour cela, la consolidation des comptes est essentielle. Les citadelles autonomes doivent être démantelées. La remise à plat du système s’impose.

Il s’agit d’assumer les problèmes qui ont eu lieu et de faire comprendre que les sacrifices seront nécessaires et que les responsabilités doivent être déterminées.

Mais il faut surtout chercher des solutions immédiates, et non pas passer une autre décade à ressasser le passé sans éclairer l’avenir. Les deux approches doivent se conjuguer.

Chacun son rôle : à la justice de fixer les responsabilités et aux décideurs le « primum vivere », les réformes, les initiatives de relance, la reconstruction – surtout de la confiance.

Il faudra aussi affronter les défis de la transformation et expliquer les résultats attendus. Le « miracle » gratuit n’existe plus.

Tous les pays ayant eu des problèmes similaires ont dû traverser une période d’assainissement. C’est le prix à payer pour une période d’inconscience.

Une énorme tâche pour la relève. Cette relève, si elle existe, doit imposer de nouveaux équilibres, agir professionnellement, pratiquer la transparence et l’éthique et élaborer un plan crédible. Elle doit mettre en œuvre un dispositif d’exécution des transformations nécessaires sur les plans économique, financier, bancaire, juridique, social et aussi institutionnel, permettant de restaurer la dynamique de croissance et de ranimer le potentiel extraordinaire des Libanais.

En créant les conditions d’une reprise économique, cette relève doit générer une stabilité à long terme qui, seule, peut attirer de nouveau les talents et les capitaux. Cette relève aura comme unique objectif l’intérêt public et travaillera pour le seul Liban.

À cette condition, l’espoir sera permis, la « pompe » redeviendra active et le « miracle » renaîtra – cette fois sur des bases solides.

Et le plus vite, avant que les dernières compétences émigrent.

Samir NASR

Économiste

L’histoire de l’économie libanaise est un cas d’espèce.Cette économie fonctionne dans des conjonctures et contextes particuliers qui dépendent souvent d’opportunités ponctuelles avec des cadres contraignants. Elle carbure avec des entrepreneurs toujours créatifs et résilients. Elle a toujours eu besoin de flux financiers venus de l’extérieur que seul le surplus de comptes...