À l’aube de sa constitution au début du XXe siècle, l’économie du Grand Liban était rurale par excellence. Certaines années, la moitié des filets de soie tissés à Lyon et une grande partie des fromages de brebis affinés dans les caves de Roquefort étaient exportés depuis Beyrouth. Cependant, ni la monoculture du mûrier combinée à l’élevage du ver à soie ni la transhumance pastorale des moutons qui quittaient au printemps la Badia syrienne vers le plateau de la Békaa et la côte libanaise n’ont abouti à une agriculture libanaise assurant le développement harmonieux de la société rurale, à peine émancipée dans certaines régions du Mont-Liban du joug de la féodalité terrienne. C’est à cette époque que s’intensifia l’émigration libanaise, essentiellement issue du milieu rural. La famine qui terrassa en 1917 près de la moitié de la population illustre l’incapacité de la production agricole d’assurer les besoins alimentaires minimum des Libanais.
C’est dans le cadre des institutions créées par le mandat français à partir de 1920 que l’agriculture a fleuri au Liban. L’introduction et la diffusion des techniques modernes furent accompagnées d’un encadrement économique efficace. Faut-il rappeler que l’une des premières réalisations de la République libanaise naissante, en 1926, fut la création d’un Établissement de crédit agricole, maillon essentiel du développement de ce secteur ?… Les premiers étudiants libanais en agronomie, futurs pionniers d’une agriculture moderne, furent formés à partir de 1920 à Montpellier.
L’Union économique du Liban et de la Syrie, qui dura 30 ans entre 1920 et 1951, fut un élément marquant du développement de l’économie agricole des deux pays, le Liban bénéficiant des économies d’échelle induites par la dimension bien plus importante des superficies agricoles de la Syrie. Elle a également permis au Conseil supérieur du ravitaillement d’éviter en 1942 une réédition de la famine de 1917. Le blé syrien, qui était vendu en contrebande à des prix exorbitants aux forces allemandes à travers la Turquie, fut alors convoyé en quantités suffisantes au Liban.
L’entre-deux-guerres fut marqué par le décollage de l’agriculture libanaise. La bonification et l’assainissement des terres, les projets d’infrastructure agricole (routes, canaux), l’introduction de nouvelles variétés, l’enseignement technique, la vulgarisation étaient autant de facteurs qui améliorèrent les rendements et augmentèrent les revenus des agriculteurs. L’exploitation demeurait cependant l’apanage des grands propriétaires terriens, les paysans se contentant en majorité d’autosuffisance et de vente locale de leurs produits frais ou de leur artisanat agro-alimentaire.
Les années de la Seconde Guerre
Une timide croissance de l’agro-industrie (vins, laitages, fromages, huiles végétales) était sans comparaison avec celle, florissante, du partenaire syrien. Entre-temps, le mûrier et le ver à soie qui avaient subi la crise du début du XXe siècle maintenaient une présence symbolique. Bénéficiant des préférences coloniales, le Liban exporta à partir des années 30 ses agrumes en France. Cette activité se poursuivit jusqu’en 1962 environ, lorsque les marchés bien plus lucratifs du Golfe s’ouvrirent aux produits agricoles libanais. La participation de l’agriculture et des activités complémentaires au PIB atteignait cependant les 30 %, régressant progressivement pour atteindre les 25 % à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Les années de la Seconde Guerre furent austères pour l’agriculture libanaise. Celle-ci souffrit du rationnement des intrants agricoles et peina avec ses moyens propres très limités à pourvoir aux besoins du pays. La faiblesse de l’autorité d’un État récemment indépendant et la cupidité de certains entrepreneurs libanais devaient aboutir à un carnage écologique dans les forêts du Kammouha où des arbres centenaires furent sacrifiés pour fabriquer les traverses du chemin de fer NBT, commandées par les armées britanniques pour relier Tripoli à la frontière palestinienne.
En 1945 et surtout en 1948, qui marqua l’isolement de la Palestine occupée par les sionistes du reste du monde arabe, le Liban entrait dans ses années grasses. Porte de l’Orient, centre financier, centre éducationnel et hospitalier, place incontournable des affaires, seul pays à assurer un cadre idéal pour les entreprises s’investissant au Moyen-Orient, le Liban et son économie se lancèrent dans une aventure de croissance effrénée qui ne s’arrêtera qu’avec la guerre de 1975.
L’agriculture libanaise en fut l’un des bénéficiaires, développant sa grande diversité de cultures. Les grandes cultures (céréales, pomme de terre, betterave sucrière, oignon), les cultures maraîchères, mais surtout l’arboriculture fruitière, marquèrent un essor encouragé par la consommation locale et par l’accélération de l’exportation vers les monarchies pétrolières du Golfe et vers l’Irak. L’élevage bovin laitier prenait de l’ampleur alors que l’aviculture industrielle était lancée pour devenir plus tard l’un des piliers du secteur.
Diversification des institutions vouées au développement
L’administration libanaise agricole fut efficace durant les mandats des présidents Béchara el-Khoury et Camille Chamoun. Elle était encouragée et soutenue par les grands propriétaires terriens qui continuaient à trouver leur intérêt à exploiter leurs terres, attitude qui changera plus tard à cause de l’attraction des investissements de services bien plus lucratifs. L’Institut de recherches agronomiques, créé avec l’appui de l’assistance technique française en 1949, devint jusqu’en 1975 l’un des plus importants centres scientifiques méditerranéens.
C’est cependant avec le général Fouad Chéhab, seul président ayant eu une vision d’un État au service des citoyens et de leur bien-être et ayant gouverné à travers des institutions vouées au développement, dirigées par une équipe d’experts libanais dévoués à leur tâche, que l’agriculture libanaise accusa une croissance enviable de 48 % en 4 ans entre 1962 et 1966. En fait, des institutions diverses, complémentaires et intégrées sous le contrôle direct du ministre de l’Agriculture, étaient mises en place. Le Plan vert en était le fleuron avec pour mission la planification et l’exécution de projets de bonification des terres, d’exploitation optimale des eaux et de reforestation.
L’Office fruitier était chargé du développement des exportations. L’Office de la soie devait relancer cette culture/élevage aux débouchés assurés. L’Office des ressources animales veillait à l’expansion de ce domaine vital. L’Office des céréales et de la betterave sucrière gérait ces deux cultures stratégiques et dépendait du ministère de l’Économie. Enfin, l’Institut de la recherche agronomique était destiné à la recherche appliquée. La Régie des tabacs continuait à développer ce domaine très lucratif et la banque de Crédit agricole, industriel et foncier soutenait la création d’exploitations agricoles et agro-industrielles modernes, ces deux dernières structures relevant du ministère des Finances.
Le déclin
La rigueur et le professionnalisme des responsables qui ont assuré le succès de l’agriculture sous le mandat Chéhab régressèrent par la suite jusqu’à institutionnaliser la corruption et l’amateurisme au sein de l’administration agricole à partir de 1970. Du coup, le PIB agricole ne progressa plus, induisant une crise endémique dont le secteur ne se remettra plus.
À noter, à partir de 1973, la prise de contrôle des cultures prohibées par l’Organisation de libération de la Palestine qui les développa et en tira de très substantiels profits. L’OLP fut dégommée à partir de 1976 par les services de renseignements syriens qui contrôlèrent la production, l’élaboration en laboratoires et le trafic vers l’étranger, tant et si bien que le PIB du haschisch et du pavot atteignit en 1986 près de 50 % de la valeur de la production agricole totale.
La guerre de 1975-1990 détruisit toutes les institutions agricoles de l’État, le ministère de l’Agriculture devenant une coquille vide. Les cultures fruitières, surtout en montagne, en souffrirent énormément alors que les canaux d’exportation opérèrent de manière erratique et que les halles locales étaient squattées par les diverses milices qui, par des fraudes grossières, exploitèrent honteusement tant les agriculteurs que les consommateurs. Le PIB agricole ne cessa de baisser alors qu’il augmentait à la même période de 544 % dans l’Union européenne, de 384 % aux USA et de 686 % au Japon.
Les gouvernements de la reconstruction avaient, à partir de 1992, une occasion unique de reconstruire le secteur agricole libanais. Ce fut le contraire qui arriva par les soins de dirigeants qui souhaitaient un Liban à l’image de Hong Kong, Singapour ou même Monaco. Ils ont été jusqu’à affirmer que si l’agriculture ne se relevait pas de ses propres moyens, « elle n’aurait qu’à fermer boutique ». C’était ignorer les quatre missions sociale, économique, environnementale et de sécurité alimentaire. Le budget alloué à l’agriculture frisait le ridicule 0,1 % du budget national, empêchant les responsables du secteur d’envisager des projets de développement.
Entre-temps, les aides et prêts octroyés à l’agriculture libanaise, estimés à plus d’un milliard de dollars entre 1992 et 2020, n’ont eu aucun impact sur la croissance du secteur agricole. Mauvaise conception, gabegie et corruption ont eu pour résultat de détourner ces aides ailleurs. Dans ces conditions, le PIB agricole libanais a stagné, reflétant l’agonie continuelle de l’agriculture libanaise.
Nous doutons que des pères fondateurs du Liban, tel Michel Chiha qui avait prôné, à juste titre, la vocation de service pour notre pays, aient souhaité un jour la destruction d’un secteur vital pour l’équilibre socio-économique du Liban. Les dirigeants de la reconstruction semblent avoir pris cette doctrine au pied de la lettre. Elle convenait à leur entreprise de destruction qui a mené l’État et le pays entier à la faillite totale.
À l’aube du second centenaire du Liban, se trouvera-t-il un jour prochain des hommes d’État capables de concevoir une économie équilibrée où l’agriculture occuperait pleinement sa place sur les plans social, économique, environnemental et de la sécurité alimentaire ?
Riad Fouad SAADÉ
Development Economist dans le domaine agricole et rural
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