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Culture - Documentaire

Quand le Vieux Lion faisait son cinéma

Pour le premier rendez-vous d’une série que le BAFF organise en ligne tout au long de l’année, et ce jusqu’à la prochaine édition en présentiel de ce festival du film artistique prévue en novembre 2021, c’est le film « Churchill and the Movie Mogul » du réalisateur, auteur et producteur anglais John Fleet qui a été présenté le 31 janvier, suivi d’une table ronde.


Quand le Vieux Lion faisait son cinéma

Churchill avait compris la force de propagande du cinéma. Capture d’écran de la bande annonce du documentaire sur YouTube

Churchill and the Movie Mogul* est l’histoire d’une collaboration de dix ans entre Alexander Korda et Winston Churchill mettant en exergue le pouvoir du cinéma à l’ère où les réseaux sociaux n’existaient pas encore. L’histoire d’une amitié est ainsi explorée pour la première fois dans ce documentaire de John Fleet sorti en 2019 et présenté par son auteur et réalisateur lors d’une séance virtuelle, première d’une série tout au long de l’année, par le Beirut Art Film Festival.



Certes, il avait ses côtés excessifs puisqu’on le disait égocentrique, maniaque, cynique, buveur et joueur, mais Winston Churchill était surtout doté d’un caractère peu commun et d’un sacré tempérament. Intelligent et énergique, rebelle à l’humour mordant, il restera gravé dans les annales de l’histoire comme un négociateur hors norme à la virtuosité oratoire incomparable, se souciant peu des contingences matérielles. Bref, un personnage d’une puissante originalité. C’est durant la situation critique de la Seconde Guerre mondiale que le Premier ministre britannique donnera toute la mesure de son talent de négociateur après une longue traversée du désert dans les années 30. Redoutable politicien, Winston Churchill était aussi un passionné de lecture, de peinture, mais aussi de cinéma qu’il considérait comme l’un des médias essentiels. L’homme à l’éternel cigare a en effet réalisé qu’il ne pouvait pas se contenter des discours et des écrits comme seuls vecteurs de communication. Son goût prononcé pour la mise en scène servira sa conviction, celle qui affirmait que la politique et la représentation théâtrale allaient de pair et que le cinéma était le terrain idéal pour faire connaître à un vaste public les vérités fondamentales sur des questions de haute importance. Une force de propagande infaillible.


John Fleet : « Churchill a écrit plus que Shakespeare et Dickens réunis. » Photo DR


Le cinéma comme arme de propagande

C’est au milieu des années trente que le Vieux Lion rencontre Alexander Korda (Sándor László Kellner de son vrai nom), un cinéaste juif hongrois fait prisonnier politique dans son pays d’origine à l’âge de 25 ans, et qui deviendra le seul magnat (mogul) du cinéma britannique. Lorsque Churchill visite en août 1936 les Denham Film Studios fondés par Korda, ce dernier qui découvre son potentiel narrateur le recrutera en tant que scénariste et conseiller historique. Débute alors une longue histoire de collaboration et d’amitié entre les deux hommes. Voilà comment un juif hongrois fraîchement débarqué d’Hollywood devient le porte-parole de sir Winston. Celui-ci lui fournissait des notes de scénario, lui suggérait des sujets (il aurait même écrit un scénario épique). À deux, ils porteront l’histoire des peuples anglophones sur grand écran dans de vastes épopées qui ont conquis l’Amérique, un exploit jamais imaginé possible, à un moment crucial où l’Amérique devenait résolument isolationniste. Quand la guerre éclate, leur collaboration se renforce. Korda est envoyé en mission d’espionnage à Hollywood dans le but de faire entrer l’Amérique dans la guerre avec des résultats spectaculaires.

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En 1941, Alexander Korda réalise Lady Hamilton, à la demande de Churchill. Ce film reste l’exemple le plus révélateur de l’implication de l’homme d’État britannique dans le monde du cinéma. Porté par Laurence Olivier et Vivien Leigh, il raconte effectivement la même histoire que Fire over England, de William K. Howard (1937) mais cette fois avec Napoléon afin de faire le parallèle avec le Führer. « Vous ne pouvez pas faire la paix avec les dictateurs, vous devez les détruire, les anéantir », déclame Laurence Olivier, dans ce que les commentateurs décriront alors comme un discours de guerre. Churchill était très impliqué dans la réalisation du film. Il envoyait ainsi des télégrammes à Korda pendant la production, suggérant des titres alternatifs, exhortait le producteur à inclure également le célèbre dicton de Nelson : « S’il y avait plus d’Emma, il y aurait plus de Nelson. » Contrairement à Hitler, qui commande un film sur lui-même (Triumph of the Will, 1935), Churchill a préféré idolâtrer les réalisations des autres. La légende raconte que c’est Churchill qui aurait écrit le scénario de Lady Hamilton, devenu son film préféré. Il l’aurait visionné dix-sept fois, dont cinq en temps de guerre. En 1942, sur l’ordre du Premier ministre britannique, Korda est sacré chevalier. Une décoration pour laquelle le réalisateur le remercie en lui offrant une salle de cinéma au sous-sol de son manoir Chartwell. Le cinéaste consolide sa place comme l’un des pères fondateurs de l’industrie cinématographique britannique. Le prix du meilleur film britannique au BAFTA est d’ailleurs décerné en son honneur.


Joseph Bahout : « Korda aurait pu être un homme politique et Churchill, cinéaste et scénariste. » Photo DR


Gouverner est une performance

Invité d’honneur à la table ronde qui a suivi la projection du film, le réalisateur et producteur John Fleet s’est d’abord attardé sur la genèse de son documentaire. « Au départ, c’est une biographie de Korda qui a attiré mon attention. Je découvre cet immigré déterminé à devenir plus anglais que les Anglais. L’idée d’en faire un long métrage classique me tentait. Jusque-là, dit-il, j’ignorais tout de la relation entre Churchill et Korda. J’ai proposé mon film aux producteurs et on m’a reproché de ne pas assez diriger les projecteurs sur Winston Churchill. J’ai d’abord voulu abandonner le projet jusqu’à décider d’en faire un documentaire. C’est ainsi que j’ai découvert que Churchill avait écrit plus que Shakespeare et Dickens réunis. C’était un formidable narrateur, à la personnalité fascinante. Souvent accusé d’être nationaliste, il reste pour moi le maître en matière de relations internationales par sa façon d’aborder le reste du monde. »

Participant également à cette rencontre virtuelle, le cinéaste libanais Hady Zaccak a effectué un grand tour d’horizon sur l’histoire du cinéma et la corrélation entre cinéma et politique : « Que ce soit, a-t-il dit, le cinéma soviétique ou les films de Chaplin (Le dictateur), les films de Hitchcock ou de Fritz Lang, ils ont tous contribué à la propagande. » Et d’ajouter : « John Fleet a d’ailleurs très bien développé le parallèle entre la relation d’Adolf Hitler et Leni Riefenstahl (cinéaste phare du Troisième Reich), celle qui restera à jamais la cinéaste d’Hitler, celle qui a mis son immense talent au service du national-socialisme, et la relation de Churchill avec Korda. Mais il y a une propagande pour gagner la paix et une autre pour défendre la barbarie. »


Hady Zaccak : « Il y a une propagande pour gagner la paix et une autre pour défendre la barbarie. » Photo DR


Pour Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Fares de l’Université américaine de Beyrouth (AUB), Korda aurait pu être un homme politique et Churchill, cinéaste et scénariste. « Korda étant un immigré, il a toujours voulu combattre l’idéologie qui l’a contraint à abandonner son pays d’origine. C’est un activiste en puissance, un politicien silencieux qui s’exprime à travers ses films. C’est la rencontre avec Churchill qui va libérer sa parole. Quant à Churchill, ajoute le professeur, il était définitivement un cinéaste et un scénariste frustré. La Seconde Guerre mondiale a dévoilé cette personnalité enfouie. » Et d’ajouter : « Si ce conflit n’avait pas eu lieu, sir Winston n’aurait pas été cette figure qui a marqué l’histoire. Il avait compris que son moment était arrivé en tant qu’homme politique, en tant que narrateur et chef de propagande invétéré. Il s’est d’ailleurs créé une persona, avec son cigare, son chapeau et ses fameuses phrases que tout le monde a retenu. Le XXe siècle est l’ère de la “Massspolitics” dans le bon et le mauvais sens. Toutes les causes ont eu recours au cinéma : pour le communisme, c’était le Cuirassé Potemkine, pour Pétain c’était le récit national, sans oublier la guerre froide et celle du Vietnam que le cinéma a servi à plus d’une occasion. Aujourd’hui, notre siècle utilise les réseaux sociaux comme moyen de communication et de propagande. » Gouverner est donc une performance qui nécessite une mise en scène, un scénario et de bons acteurs, et surtout, un public attentif. Le film de Korda en témoigne.

Il est possible de visionner un enregistrement de la table ronde sur le site du BAFF :

www.beirutartfilmfestival.org

*Avec Stephen Fry, David Thomson, Jonathan Rose, Lady Williams, Charles Barr, Charles Drazin et David Lough.

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