L'incendie du siège de la municipalité de Tripoli jeudi soir par des manifestants en colère contre la situation socio-économique a provoqué un tollé au Liban, poussant les responsables politiques à condamner cet acte et à réclamer une reddition des comptes, alors que la grande ville du Nord est le théâtre de heurts violents depuis lundi entre protestataires et forces de l'ordre. Ces violences ont déjà fait un mort* parmi les manifestants, et plus de 300 blessés dans les deux camps.
Jeudi, tard en soirée, plusieurs manifestants ont lancé des engins incendiaires, notamment des cocktails Molotov, provoquant un incendie qui a ravagé le siège de la municipalité de la ville. Les équipes de la Défense civile sont intervenues afin de venir à bout des flammes qui ont dévoré tous les étages du bâtiment, alors que les forces de l'ordre tentaient de pourchasser les manifestants. Des liasses de papiers administratifs étaient visibles dans la rue après l'incident, rapporte le Daily Star. D'autres manifestants avaient incendié l'entrée du Sérail gouvernemental, ainsi que le siège du tribunal religieux de cette ville à majorité sunnite, alors qu'un autre groupe avait vandalisé le centre Azm, propriété du milliardaire et ancien Premier ministre Nagib Mikati. Ce dernier a prévenu vendredi, dans un entretien à la chaîne al-Jadeed, qu'il pourrait avoir recours aux armes pour se défendre et défendre ses biens. "Si l'armée échoue à contenir la situation à Tripoli dans les heures qui viennent, (...) je pourrais recourir aux armes pour me protéger et protéger mes biens", a-t-il menacé.
L'armée a dans ce cadre annoncé vendredi avoir arrêté la veille trois individus soupçonnés d'avoir incendié le bâtiment de la municipalité de Tripoli et participé à des actes de vandalisme, dont un ressortissant syrien. Deux autres personnes ont également été arrêtées pour avoir participé à des émeutes et des actes de vandalisme et attaques contre des propriétés publiques et privées et pour avoir bloqué l'accès de la municipalité à la Défense civile et les pompiers. L'armée ajoute enfin que trois de ses soldats ont été blessés par des jets de pierres, engins incendiaires et cocktails Molotov lors des manifestations.
Avec plus de la moitié de ses habitants vivant sous le seuil de pauvreté, Tripoli était l'un des épicentres du mouvement de contestation sans précédent déclenché en octobre 2019 à travers le Liban contre une classe dirigeante accusée de corruption et d'incompétence. Le dernier confinement imposé par les autorités depuis le 14 janvier et jusqu'au 8 février, considéré comme l'un des plus sévères du monde, a été la goutte qui a fait déborder le vase dans cette ville la plus pauvre du Liban.
Hariri critique l'armée
Depuis le début des heurts lundi, les responsables politiques de tous bords tentent de se dédouaner de toute responsabilité, accusant tantôt leurs adversaires d'être derrière ces violences, tantôt des services de sécurité et des cinquièmes colonnes.
Tard en soirée jeudi, le Premier ministre désigné Saad Hariri, qui jouissait par le passé d'une grande popularité à Tripoli laquelle s'est toutefois érodée au fil des ans, a critiqué l'armée libanaise, l'accusant d'inaction. "Ce qui s'est passé cette nuit à Tripoli est un crime qualifié et organisé, dont la responsabilité incombe à tous ceux qui sont de connivence pour miner la stabilité de la ville, brûler ses institutions, sa municipalité et occuper ses rues à travers le chaos", s'est indigné M. Hariri dans un communiqué. "Ceux qui ont brûlé Tripoli sont des criminels qui n'appartiennent pas à la ville (…). Il est inacceptable de poignarder la cité dans le dos sous prétexte de revendications sociales ou politiques, quels que soient les groupes et leurs affiliations", a insisté le chef du Courant du Futur.
"Nous sommes aux côtés des habitants de Tripoli et du Nord, et nous nous interrogeons, comme eux : pourquoi l'armée libanaise a regardé brûler le Sérail, la municipalité et les infrastructures sans rien faire ? Qui protégera Tripoli si l'armée ne le fait pas ?", s'est demandé Saad Hariri. "Des responsabilités incombent aux personnes concernées", a-t-il ajouté, sans pour autant nommer ceux qu'il vise. "S'il y a un plan pour que l'extrémisme s'infiltre dans la ville, qui donc ouvre la porte à cet extrémisme ? Comment l'État peut-il autoriser cela, alors que le pays passe par l'une des phases les plus dangereuses de son histoire ?".
Diab réclame l'arrestation des "criminels"
Quant au Premier ministre sortant, Hassane Diab, il a réclamé que les responsables des actes de vandalisme soient arrêtés et traduits en justice. "Il ne suffit pas de condamner l'attaque pour compenser le coût payé par Tripoli, une ville exploitée pour envoyer des messages politiques explosifs", a estimé M. Diab dans un communiqué publié vendredi matin.
"Les criminels qui ont brûlé la municipalité de Tripoli, et qui ont tenté de brûler le siège du tribunal religieux ont montré toute la rancœur qu'ils ont contre la ville. Le défi, maintenant, c'est de mettre en échec les objectifs de ces criminels en les arrêtant, un à un, et en les traduisant en justice afin qu'ils rendent des comptes pour ce qu'ils ont commis", a insisté le Premier ministre sortant. "Le défi réside également dans l'ouverture d'une enquête pour identifier ceux qui ont permis ces atteintes flagrantes et cette exploitation des rues de Tripoli et ses institutions", a-t-il ajouté. "Nous allons faire échec aux plans des casseurs en réhabilitant le siège de la municipalité de Tripoli", a promis Hassane Diab, sans plus de détails.
Aoun veut une enquête
Dans ce contexte, le bureau de la présidence de la République a indiqué jeudi soir que le chef de l'État Michel Aoun "a demandé une réunion du Conseil central de sécurité pour étudier la situation dans le pays en se basant sur les rapports de terrain établis par les forces de l'ordre concernées". La date de cette réunion n'a pas été communiquée cependant. Une réunion du Conseil supérieur de défense aurait été initialement envisagée avant que l'idée ne soit abandonnée, selon certains médias, au moment où le président Aoun est accusé par ses détracteurs de vouloir recourir à ce Conseil afin de pallier l'absence d'un nouveau gouvernement.
Le chef de l'État s'est entretenu vendredi matin avec la ministre sortante de la Défense Zeina Acar, et a évoqué avec elle les incidents de Tripoli. Selon la présidence, Michel Aoun a réclamé "une enquête sur les événements de Tripoli et une fermeté absolue dans les poursuites contre les auteurs qui se sont infiltrés dans les rangs des manifestants pacifiques et ont commis des actes de vandalisme (...)".
Le président du Parlement, Nabih Berry, a pour sa part mis en garde contre "la gravité" des évènements, appelant les responsables, notamment au sein du gouvernement sortant, ainsi que le Premier ministre désigné à, "agir vite afin d'éteindre l'incendie politique, sécuritaire et social (...)". "Tout le monde doit immédiatement renoncer à instrumentaliser la souffrance et la faim à des fins politiques ou pour obtenir des portefeuilles ministériels ou administratifs", a-t-il souligné.
Le mufti de la République, le cheikh Abdellatif Deriane, plus haute autorité sunnite du pays, a lui aussi condamné les actes de vandalisme de la veille, estimant qu'il s'agit d'une "tentative de pousser les habitants de la ville vers la sédition planifiée par certains". "Ce qui s'est passé est un message sécuritaire qu a pour but d'instaurer le chaos", a-t-il affirmé.
Quant au leader druze Talal Arslane, il a estimé que les incidents de Tripoli prouvent que "la situation, à tous les niveaux, n'est pas rassurante". "Le Liban est au bord de l'effondrement depuis un an, et nous devons assumer nos responsabilités pour le sauvetage du pays sur les plans politique et économique", a-t-il écrit sur son compte Twitter.
"Nous voulons manger, nous avons faim"
Sur le terrain, pour la cinquième soirée consécutive, les manifestants sont redescendus en début de soirée dans les rues de la capitale du Nord et ont coupé la route dans les deux sens au niveau du rond-point Abd el-Hamid Karamé avant d’être dispersés par l’armée. Un autre groupe s'est rassemblé devant le sérail de Tripoli et ont lancé des pierres et des feux d'artifice contre les forces de l'ordre, scandant : "Nous voulons manger, nous avons faim". La police a riposté en tirant du gaz lacrymogène. L’armée est par la suite intervenue et les manifestants se sont dispersés.
Un sit-in devant le siège de la municipalité de la ville s'est tenu dans l'après-midi afin de condamner l'incendie de la veille. Le secrétaire général du Haut-comité de secours, le général Mohammad Kheir, a, lui, inspecté le bâtiment de la municipalité et a promis que "tous les moyens de la présidence du gouvernement et du Haut-comité seront mis au service de la restauration du siège de la municipalité, le plus tôt possible".
A Saïda (Sud), des centaines manifestants sont partis de la place Elia et se sont dirigés vers la municipalité réclamant que les familles démunies reçoivent des aides de l'Etat, en scandant des chants de solidarité avec Tripoli, rapporte notre correspondant Mountasser Abdallah. Un autre rassemblement en solidarité avec Tripoli a eu lieu vendredi après-midi devant le ministère de l'Intérieur dans le quartier de Sanayeh à Beyrouth. Des manifestants se sont en outre rassemblés pour la deuxième journée consécutive devant le domicile du ministre sortant de l'Intérieur à Qoraytem, mais la police leur a barré l'accès. "Tripoli, Beyrouth est avec toi jusqu’à la mort", scandaient les manifestants, accusant Mohammad Fahmi d'être un "voyou" et un "terroriste".
Mohammad Fahmi a pour sa part présidé une réunion sécuritaire au cours de laquelle il a insisté sur "la nécessité de renforcer la coopération entre l'ensemble des appareils de sécurité afin de protéger les citoyens et les biens publics et privés".
*Rectificatif : Jeudi soir, notre confrère anglophone L'Orient Today avait rapporté des informations faisant état de la mort d'un deuxième manifestant, du nom d'Oussama Ghemraoui. Des informations alors confirmées par deux membres du Conseil municipal de Tripoli. Vendredi, ces informations se sont avérées fausses et nous nous excusons de cette confusion.
commentaires (15)
A quoi servent les bâtiments et les institutions publiques sinon à gonfler les dettes pour les entretenir, et encore, et faire semblant de maintenir un état qui n’a plus que son ombre. Bientôt tous ces bâtiments feront un feu de joie à tous les libanais qui refusent d’être représentés par un tas depierres plutôt que par des personnalités patriotiques qui œuvreraient pour le pays. Estimez-vous heureux qu’ils n’aient pas encore mis le feu pendant que vous vous y trouvez tous en train de manigancer contre ce pauvre pays et son peuple. Cela ne saurait tardé.
Sissi zayyat
12 h 41, le 01 février 2021