Bromure de méthyl, acide fluorhydrique, acide chlorhydrique, méthanol, acide sulfurique, hydroxyde de sodium… Derrière ces noms un peu barbares, se trouvent des matières dangereuses de toutes sortes, toxiques, inflammables, corrosives, explosives. Ces matières, il s’en trouvait entreposées, en un effarant cocktail, depuis des années dans des conteneurs en très mauvais état au port de Beyrouth, secoué le 4 août dernier par une gigantesque double explosion due au stockage dans des conditions déplorables d’une autre matière explosive, le nitrate d’ammonium. Un drame qui a ouvert les yeux sur des questions d’une extrême gravité qui ne trouvent toujours pas de réponses satisfaisantes : pourquoi autant de stocks de matières dangereuses sont-ils laissés à l’abandon dans le port de Beyrouth ? Pourquoi aucune action n’a-t-elle été prise pour empêcher une telle négligence, potentiellement lourde de conséquences en termes de sécurité et d’environnement ?
Très tôt après le drame du 4 août, l’Autorité du port – dont le directeur général Hassan Koraytem, détenu dans le cadre de l’enquête, a été remplacé par Bassam Kaïssi – s’est alarmée de ces conteneurs suspects et a demandé qu’ils soient traités au plus vite. Cette mission a été confiée à une entreprise allemande qui s’était retrouvée sur les lieux pour s’occuper d’un navire touristique échoué dans le port. « Suite à l’explosion, l’armée, qui effectuait un recensement des lieux, a noté la présence de 49 conteneurs suspects et en très mauvais état, explique Élias Assouad, président de l’association Lebanese German Business Council. Les Allemands, comme beaucoup d’Européens, étaient désireux d’aider le Liban à la suite de ce drame. La société allemande Combi Lift, spécialisée dans le sauvetage en mer, le transport et le recyclage de parties de bateau, présente pour secourir un navire échoué, a accepté cette tâche. »
Le nombre de conteneurs suspects suivant le premier recensement de l’armée s’élevait à 49, mais d’autres ont été découverts ensuite par l’équipe allemande et ses partenaires libanais. Depuis le début de leur mission fin novembre et alors que près de 85 % de leur travail est terminé, les experts de l’entreprise allemande ont déjà transféré le contenu de 52 conteneurs (désormais leur propriété) dans des barils étanches et adaptés en vue de leur transport ultérieur en Allemagne pour un traitement définitif ou une destruction sécurisée. Une opération qui a exposé les experts allemands et leurs partenaires libanais à de graves dangers, comme l’explique à L’OLJ Michael Wentler, ingénieur environnemental, chef du projet au port de Beyrouth et directeur de la compagnie allemande Hoeppner qui travaille en sous-traitance avec Combi Lift.
Abandonnés depuis des décennies
« Nous avons découvert plusieurs matières à haut risque et avons dû prendre d’extrêmes précautions dans la manipulation des contenus, explique-t-il. Les conteneurs étaient dans un état lamentable, souvent défoncés et ouverts à l’air libre. »
L’expert dresse une liste impressionnante de matières dangereuses découvertes dans ces conteneurs. L’une d’elles est le bromure de méthyl, un fongicide agricole puissant et interdit dans nombre de pays. « Notre intervention sur ce conteneur était truffée de dangers, nous ne savions pas jusqu’à quel point le gaz pouvait s’être échappé et dans quel état nous allions le trouver, souligne Michael Wentler. Nous avons ouvert le conteneur avec beaucoup de précautions, munis de tout le matériel de protection. Le plus frappant est que ce conteneur était là depuis dix à vingt ans, sans traitement ni même inspection. »
Un autre conteneur comportait quelque 330 litres d’acide fluorhydrique, une solution corrosive et toxique excessivement dangereuse qui peut provoquer la mort par inhalation. « Il est vrai que les quantités n’étaient pas importantes, mais il faut garder à l’esprit que nous n’étions pas en train de manipuler ce produit en laboratoire, mais dans un environnement ouvert et insalubre », fait remarquer Michael Wentler. Parmi les autres produits découverts, de l’acide chlorhydrique, extrêmement fort, ainsi que du méthanol, un produit excessivement toxique, de l’acide sulfurique, de l’hydroxyde de sodium… Cette dernière matière, qui se présente sous forme solide, peut causer des brûlures de peau si elle est manipulée imprudemment : elle a été entreposée dans 200 barils adaptés, de vingt litres chacun.
La question qui se pose naturellement à la lumière de telles découvertes est de savoir pourquoi de telles cargaisons, importées et payées par des individus ou des compagnies, ont été abandonnées durant des années au port. Interrogé par L’OLJ, Bassam Kaïssi, le nouveau directeur général du port, se contente de répondre qu’il a demandé aux compagnies maritimes de lui communiquer les noms des propriétaires de ces conteneurs puis a présenté une requête dans le même sens au procureur général près la Cour de cassation. Il admet toutefois que jusqu’à présent ses démarches sont demeurées vaines.
Une source bien introduite au port de Beyrouth décrit ce qui, pour elle, serait le scénario le plus probable à l’origine de cette situation : les importateurs de ces conteneurs auraient été confrontés à des retards administratifs, ce qui a fait grimper considérablement la facture de leur entreposage au port. Ils ont dû préférer abandonner leur chargement sur place plutôt que de payer leur dû. Et bien que les douanes aient le droit de mettre la main sur les marchandises à risque si leur propriétaire ne les réclame pas au bout de 90 jours, ces conteneurs dangereux sont restés sur place des années. La négligence a donc fait le reste. À ce propos, le ministère de l’Industrie a demandé hier – avec beaucoup de retard – à l’Association des industriels de sommer ses membres qui posséderaient des conteneurs de matières dangereuses au port d’en informer le ministère.
Deux millions de dollars toujours pas débloqués
Ce projet de traitement de ces matières dangereuses par la compagnie allemande a été exécuté sur demande de l’Autorité du port de Beyrouth qui s’est très vite rendu compte, après la double explosion du 4 août, que le port recelait une foule d’autres catastrophes en puissance, souligne Élias Assouad. Bassam Kaïssi confirme avoir alerté le Conseil supérieur de défense, l’armée, ainsi que tous les ministères et toutes les institutions concernées, sur ce danger potentiel, leur enjoignant de décider de la procédure à suivre. « Notre institution n’a ni les prérogatives ni les moyens de se charger de cette mission », dit-il. Il ajoute que c’est par décision exceptionnelle du président de la République et du Premier ministre que ce contrat a été signé avec la compagnie allemande.
Le budget fixé par Combi Lift pour exécuter le projet est de 3,6 millions de dollars, un prix nettement inférieur à l’estimation de 5,6 millions d’euros que l’on trouve dans une étude antérieure effectuée par l’Union européenne après le drame. La facture des autorités libanaises s’élève à deux millions de dollars, le reste étant financé par la compagnie en attendant de se faire rembourser par une éventuelle assistance de donateurs tels que l’UE, ainsi que le confirment toutes les personnes interrogées. « Nous avons négocié le contrat de cette manière afin qu’il soit avantageux pour le Liban qui pourra lui aussi se faire éventuellement rembourser le coût de ce projet à l’avenir », explique Élias Assouad.
Ce qui est sûr néanmoins, c’est que l’équipe allemande a presque terminé son projet sans que l’État ne procède à une ouverture de crédits en vue de payer sa part du contrat. Interrogé à ce sujet par L’OLJ, le ministre sortant des Travaux publics et des Transports, Michel Najjar, confirme que le paiement est en attente de l’ouverture des crédits, soulignant simplement que « des efforts sont effectués par le ministre des Finances Ghazi Wazni et le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé en vue de débloquer les crédits ». Sans plus de précisions.
Quand une roue de véhicule s’enfonce dans un sol rongé
Sur un plan administratif, le transport de ces matières dans leurs nouveaux conteneurs vers l’Allemagne pour leur traitement définitif attend la finalisation d’une autre procédure. Selon Bassam Kaïssi, ce projet étant effectué sous l’égide de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination, le transport de ces matières collectées au port attend une approbation accordée par le ministère libanais de l’Environnement, qui sera validée par son homologue allemand. Autant Bassam Kaïssi que Michel Najjar assurent que cette procédure est en voie de finalisation.
Avec le départ de ces conteneurs sécurisés et leur contenu à haut risque du port, l’affaire sera-t-elle réglée pour autant ? Rien n’est moins sûr. Michael Wentler fait état d’une grave pollution du sol et de la mer du fait de cette longue négligence. « Ces matières s’échappaient régulièrement des conteneurs pour polluer le sol, mais aussi la mer toute proche, explique-t-il. Quand je pense qu’il existe une activité de pêche à cet endroit, je me demande comment cela a affecté les consommateurs de ces poissons. » Bassam Kaïssi se dit tout à fait conscient de cette nécessité de décontamination du site. « Par endroits, le sol est tellement rongé qu’il est arrivé que la roue d’un véhicule s’enfonce dans la terre, raconte-t-il. La décontamination sera une nécessité à l’avenir. »
Il y a un mois, que de médias étrangers en ont parlé. Il y a un mois on en parle, qu’au ""port de Beyrouth, un cocktail effarant de polluants à haut risque"". Il faut prendre son temps, surtout avec prudence, pour mieux affiner l’enquête, sans aucun doute.
21 h 54, le 24 janvier 2021