Alors que nous en voyons de toutes les couleurs depuis quelque temps, le nouvel album sonore de Zeina Abirached semble en rajouter une couche en déjouant nos attentes de lecteurs, friands de ses récits graphiques à forte teneur narrative. Dans Le Grand Livre des petits bruits, le destinataire est invité à se frayer un chemin visuel, plus empirique que linéaire, à travers des onomatopées et des interjections. Les seuls points de repère lexicaux sont des indications de lieu, discrètement glissées au bas des doubles pages, où se déploie une agitation sonore et simultanée : au jardin, dans la salle de bains, sous la pluie, au zoo, sur la plage, au bistrot… Chaque espace est associé à un discret refrain, habilement intégré dans les paysages auditifs du quotidien que la dessinatrice décortique et habille de musique. Singing in the Rain, Here Comes the Sun, Bateau sur l’eau… L’illustratrice revendique avant tout la dimension ludique de ce vaste terrain d’exploration jubilatoire et coloré. « J’ai eu envie d’inviter le lecteur à lire à haute voix parce que les onomatopées prennent toute leur saveur à l’oral, pour que ce soit comme un jeu entre adultes et enfants, et que chacun puisse inventer ses propres sons. Mon histoire d’amour avec le bruit est déjà ancienne, et dans Le Jeu des hirondelles, j’ai beaucoup utilisé les onomatopées pour signifier la guerre. Je n’ai pas souhaité la dessiner, mais la faire entendre : elle fait irruption dans l’appartement de la rue Youssef Semaani, par le bruit des obus que l’on apprend à déchiffrer ou par la radio qui donne des nouvelles de l’extérieur. Il y a aussi le bruit du sucre que l’on touille dans le café ou de la cigarette que l’on fume, et qui raconte l’ambiance tendue des nuits de bombardements qui n’en finissent pas. Dans Le Piano oriental, le son est quasiment le personnage principal du récit. En fait, quand je dessine un lieu, je l’entends, et j’ai voulu partager cela avec mes lecteurs. Ce grand format m’en a donné l’occasion, l’exercice était à la fois nouveau et familier », précise l’artiste avec enthousiasme. Le Grand Livre des petits bruits a été réalisé pendant le premier confinement en France, en mars et avril 2020, et il semble être un pied de nez au silence qui a envahi le quotidien du jour au lendemain. « L’ambiance était très particulière, je me suis retrouvée toute seule chez moi à Paris et il y a eu comme une acuité sonore, car les bruits se faisaient rares. Tout ce silence ne me convenait pas beaucoup et j’ai eu envie de l’habiter avec des bruits imaginaires. En temps normal, je serais allée explorer les lieux dont je parle dans un carnet, je me serais amusée avec la réalité de ces sons. Mais il a fallu les imaginer dans une ville muette, c’est peut-être pour cela que c’est aussi sonore, bavard et foisonnant. Pour dessiner le jardin du Luxembourg, je me suis retrouvée à faire une recherche d’images sur internet, alors que j’habite à 500 mètres... Certaines scènes que j’ai dessinées à l’époque n’existent plus aujourd’hui, comme ces personnes entassées sous un abribus pour éviter la pluie. D’ailleurs, une petite fille y est masquée, c’est un clin d’œil au lecteur », ajoute la graphiste qui multiplie les situations cocasses dans son récit composite, puisque l’on peut retrouver cette même petite fille à lunettes dans la salle de bains, sur les WC, en train de lire Le Piano oriental.
La couleur des sons
Dans les albums de Zeina Abirached, le noir et blanc est de mise, mais cette fois, une palette chromatique ternaire ponctue les onomatopées de chaque double page. « Chacune répond à un code couleur précis qui associe le jaune, le rouge et le bleu, ou le rose, le vert et le bleu... J’ai fait beaucoup d’essais pour finalement me rendre compte que le choix de trois couleurs par espace permettait de guider le regard. Le dessin reste en noir et blanc, ponctué par la couleur des sons », explique l’auteure. Cette expérience sensorielle et intuitive fait revivre des personnages que l’on a déjà rencontrés dans l’œuvre de la dessinatrice. « On retrouve Abdallah Kamanja, mon arrière grand-père, qui a troqué son tarbouche pour un chapeau de paille, dans la scène sous la pluie, est accompagné de son acolyte, Victor Challita. J’aime bien composer un univers souple et poreux à travers mes livres et croiser les personnages à des moments différents de leur trajectoire. Comme la plupart de mes ouvrages sont autobiographiques, je n’ai pas résisté à l’envie de me glisser dans certains tableaux. Je me suis beaucoup amusée dans ce livre, le but est que le lecteur ne voie pas tout en une fois. J’ai toujours été fascinée par les enfants qui lisent à plat ventre par terre, on a l’impression qu’ils vont entrer dans leur livre d’images. Je voulais favoriser une approche semblable, comme dans Où est Charlie ? ou dans les dessins de Richard Scarry. J’aime jouer avec les codes de lecture horizontalement et verticalement », confie l’artiste, dont l’ouvrage est élaboré autour de différents paradigmes, comme la succession des saisons, ou l’alternance du dehors et du dedans.
Dans certaines scènes de rue emblématiques de la vie parisienne, de petits détails rappellent la ville de Beyrouth. « Au jardin du Luxembourg, j’ai remplacé les petites tables carrées, où des joueurs d’échecs s’affrontent avec une concentration notoire, par des jeux de taoulé (tric-trac). Dans la salle de bains, en haut à gauche, deux enfants s’amusent dans la baignoire en criant ‘‘Tobboch, tobboch !’’, qui est une onomatopée libanaise. »
Si elle a commencé à dessiner, c’est pour pouvoir représenter Beyrouth. « Je n’aurais probablement pas fait ce métier si j’avais grandi ailleurs, affirme Zeina Abirached. Je n’arrêterai jamais d’être traversée et inspirée par cette ville. » Elle est d’ailleurs actuellement en pleine écriture d’une bande dessinée de 200 pages, centrée sur le naufrage du paquebot Champollion, qui a eu lieu à Beyrouth en décembre 1952. « C’était censé être une fiction, inspirée d’un fait réel, mais depuis la catastrophe du 4 août, je n’arrive pas à me projeter dans une histoire qui ne soit pas en lien avec l’actualité de la ville. Heureusement, je ne réalise pas successivement l’écriture, le découpage, le dessin puis l’ancrage, je travaille simultanément ces aspects, ce qui fait que le scénario reste souple et peut changer de matière en cours de route, et jusqu’à la dernière minute. J’ai donc pu adapter la structure de mon livre et introduire une petite partie sur le présent de Beyrouth. Et il y aura des mots, pas des sons ! » termine Zeina Abirached dans un rire sonore qui souligne sa détermination à continuer à dessiner malgré un contexte sanitaire très contraignant. Qu’à cela ne tienne, elle a pu récemment organiser des signatures dans quelques librairies et participer au Salon du livre de la jeunesse de Montreuil, qui se tenait hors les murs de Paris. Elle songe également à réaliser une adaptation sonore du Grand Livre des petits bruits avec des musiciens, encouragée par l’engouement que suscite l’album toutes générations confondues.