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Ils ont volé ma chanson

Ils avaient tout raflé, mais ce n’était apparemment jamais assez. Ils ont fait main basse, l’une après l’autre, sur les diverses ressources de l’État, et n’ont pas craint d’étaler avec impudence leurs rapides et considérables fortunes. Ils se sont tant acharnés qu’ils ont fini par tuer la poule aux œufs d’or.

Mais une fois de plus, ce n’était pas encore assez pour la classe dirigeante. En provoquant la ruine économique et financière du pays et la dévaluation de facto de la monnaie nationale, elle réduisait au quart le pouvoir d’achat du citoyen, qui n’a plus accès qu’au compte-gouttes à ses maigres économies déposées en banque. Elle a fait de trois Libanais sur quatre des indigents et, dans plus d’un hall d’aéroport étranger, les collectes pour la lutte contre la faim au Liban ont remplacé les affiches vantant les charmes touristiques de notre pays.

Que restait-il encore à voler? Le plus important, peut-être, le plus inattendu en tout cas : les cris de révolte et de colère, les plaintes et doléances, le discours et jusqu’aux slogans des citoyens. Comme pour accompagner cet autre fléau qu’est le coronavirus, voilà en effet qu’un fallacieux phénomène de mutation prétend faire de ces gouvernants indignes de preux chevaliers, des redresseurs de torts (et de bilans financiers bidouillés!), de valeureux défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Écoutez-les donc dénoncer à longueur de journée, sans même ciller, une corruption qui est pourtant leur propre fait, ou bien alors celui de leurs proches. Même frappés de sanctions américaines, ils ne perdent rien de leur arrogance. Ils se posent en innocentes victimes d’une maligne machination d’envergure planétaire : et même, pour le plus mégalomane de tous, en cible d’une entreprise d’assassinat politique. Celui-là peut dormir sur ses deux oreilles, allez, tout le monde sait bien que le ridicule ne tue pas…

C’est la même et hallucinante inversion des rôles – le même Liban à l’envers – qu’illustre l’arraisonnement par le pouvoir de cette même quête de justice que brandissait le soulèvement populaire d’octobre 2019. À tout seigneur tout honneur, le président de la République nous instruisait à juste titre, il y a deux jours, qu’il ne saurait exister d’État sans justice ; c’est lui pourtant qui, depuis des mois, laisse mariner dans ses tiroirs un projet de permutations judiciaires préparé par le Conseil supérieur de la magistrature. D’autant plus piquante est l’anecdote qu’elle survient alors que fait rage la polémique sur les retombées pénales de l’explosion du port de Beyrouth. Pour la première fois dans les annales, un juge intrépide a décidé de poursuivre un chef de gouvernement et trois anciens ministres pour manquement grave à leurs responsabilités ayant entraîné massive mort d’hommes. Son dossier, le magistrat, qui est loin d’être un novice, a mis longtemps à le constituer ; et s’il a étrangement pu ignorer plus d’une règle de procédure, on peut parfaitement présumer en revanche qu’il ne s’est pas fondé sur de vagues présomptions. C’est lui néanmoins qui est aujourd’hui sur la sellette, le bureau de l’Assemblée ayant formulé à son encontre une suspicion de partialité !

Le vote, lundi, d’une loi levant partiellement le secret bancaire peut-il aider ce même Parlement à se refaire une virginité au plan, cette fois, de la lutte contre la corruption ? Humainement inévitable était devenue une telle mesure, qui ouvre théoriquement la voie à l’audit de la banque centrale et, par ricochet, à un passage au crible des opérations effectuées par les institutions publiques. Mais entre autres omissions, cette loi épargne l’intimité des comptes détenus par des tiers, autrement dit ces écrans et prête-noms auxquels ont sans doute recouru des responsables véreux. C’est dire que la nasse est agrémentée de trous par lesquels les rats peuvent espérer échapper. Faudra mieux faire, les législateurs, en matière de sérieux et de crédibilité !

La même réserve reste de rigueur, enfin, pour ce qui est des tractations en vue de la formation d’un gouvernement, question qui traîne depuis quatre bons mois. Parmi d’autres consternants privilèges, le Liban est le seul pays au monde où un simple entretien courtois entre un chef d’État et un Premier ministre désigné, survenant après des semaines de bouderie réciproque, revêt l’allure d’un sensationnel développement augurant d’un événement plus heureux encore. Mais que peut-on attendre de bon d’un nouveau gouvernement bâti, une fois de plus, sur un partage d’influences, alors que la gravité de la situation commande l’avènement de spécialistes non partisans ?

Pour rasséréner les Libanais, il faudra davantage que le spectacle de deux coqs passablement déplumés enterrant la hache de guerre sur un coin de basse-cour en miettes.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Ils avaient tout raflé, mais ce n’était apparemment jamais assez. Ils ont fait main basse, l’une après l’autre, sur les diverses ressources de l’État, et n’ont pas craint d’étaler avec impudence leurs rapides et considérables fortunes. Ils se sont tant acharnés qu’ils ont fini par tuer la poule aux œufs d’or. Mais une fois de plus, ce n’était pas encore assez pour la...