Rechercher
Rechercher

Culture - Entretien/Livre

Karim Tabet : La nature humaine a mauvaise mémoire

« C’est l’expérience libanaise qui, dans une certaine mesure, m’a poussé à me pencher sur Smyrne et son histoire », confie l’auteur de romans historiques, dont le dernier opus « De rivage en rivage » vient de paraître aux éditions Complicités.

Karim Tabet : La nature humaine a mauvaise mémoire

Karim Tabet, romancier à la formation d’historien.

Une saga familiale qui s’étend sur 4 générations, traverse deux siècles, plusieurs contrées de l’Empire ottoman, une succession de génocides, de conflits ethniques, de guerres jusqu’au réveil des nationalismes turc et égyptien, et l’émergence des Frères musulmans… Rien n’aura été épargné aux Raissis, cette famille grecque dont le fondateur, rescapé du massacre de l’île de Chios en 1822, va s’établir à Smyrne où sa lignée va prospérer avant de devoir fuir elle aussi, un siècle plus tard, pour se replier au Caire qu’elle devra également quitter en 1957…

Pour son troisième roman, le plus ambitieux, le plus foisonnant en personnages, événements et détails historiques, Karim Tabet, romancier à la formation d’historien (titulaire d’une maîtrise en histoire politique de l’Université d’Oxford), a choisi comme toile de fond la région de la Méditerranée orientale.

Un territoire éternellement en proie aux bouleversements et sur lequel il va faire évoluer les membres de trois familles – une chrétienne, une juive et une musulmane – aux liens indéfectibles en un véritable plaidoyer du vivre-ensemble. Mais c’est aussi et surtout tout un pan de l’histoire tourmentée des minorités ethniques éternellement ballottées De rivage en rivage que restitue d’une écriture limpide cet auteur fin observateur de la realpolitik comme de la nature humaine.

Entretien autour de ce dernier livre qui fait forcément écho aux troubles des temps actuels !

Vos deux premiers romans* tissaient des liens entre vos pays de naissance et d’adoption (le Liban, le Canada et la France, un triangle qui vous est familier au point de vue culturel). Cette fois, vous semblez avoir voulu vous en éloigner pour aborder, à travers les héros d’une large fresque familiale, des rivages nouveaux. Quel en a été le déclencheur ?

Tous mes ouvrages portent une attention particulière au thème de l’exil, qui m’est très cher. D’où le titre de mon roman, De rivage en rivage, qui évoque ce départ vers d’autres horizons, avec tout ce qu’il comporte de souffrances, de combats et de nostalgies.

En examinant de plus près l’histoire tourmentée de cette région de la Méditerranée orientale depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui et en observant les tragédies contemporaines qui frappent des populations entières, dont nous sommes encore les témoins vivants, j’ai décidé de me pencher sur cette dure réalité en me basant sur un drame historique. Celui de la grandeur et de la disparition de Smyrne avec le pourquoi, le comment et les conséquences désastreuses d’une telle catastrophe sur des communautés entières. J’ai donc tissé ma fiction en fonction de cet événement à partir du vécu d’une famille de Smyrne sur quatre générations, avec son lot de joies, de succès, d’ambitions, de déceptions et bien sûr de drames…


L’illustration de couverture est une peinture de Samir Tabet, père de l’auteur. Photo DR


Avez-vous un personnage préféré dans cette saga foisonnante, une figure qui s’est imposée à vous et autour de laquelle vous avez eu envie de bâtir votre récit ?

Comme dans tous mes romans, je n’ai pas un personnage préféré. Je pense qu’un écrivain entre dans la peau des êtres qu’il crée, tout comme l’acteur ou le comédien entre dans la peau de la personne qu’il doit jouer. Je m’identifie donc à tous mes personnages, qu’ils soient héros ou non, hommes ou femmes, victimes ou bourreaux ; car tous portent en eux des facettes de mon tempérament et de ma personnalité. Je les aime tous avec leurs défauts et leurs qualités.

Lire aussi

Quand Youssouf Franko Koussa bey égratignait la haute société ottomane


Vous avez centré votre roman sur Smyrne (Izmir), ville portuaire, cosmopolite et prospère de l’Empire ottoman. Est-ce parce qu’elle évoque par de nombreux aspects Beyrouth à une certaine période, évidemment aujourd’hui révolue ?

Smyrne, « la perle de l’Orient » telle qu’on la qualifiait aux XVIIIe et XIXe siècles, était le symbole du vivre-ensemble et de la convivialité, tout comme Beyrouth le fut, spécialement dans les années 50 et 60. Dans ces deux villes portuaires et cosmopolites, les diverses communautés vivaient en parfaite harmonie, la prospérité était évidente, les touristes affluaient par dizaines de milliers, les investissements se multipliaient, etc. Et pourtant, le diable guettait. À un moment donné de leur histoire, les deux cités pâtirent des jalousies, des convoitises, du cynisme et des ambitions démesurées de puissances étrangères et souffrirent de la realpolitik, où les considérations d’ordre moral n’ont aucune place ; évidemment, toujours au détriment et aux dépens de populations qui n’aspiraient qu’à vivre en paix. Le prix fut exorbitant et le tribut très lourd. C’est donc, en effet, l’expérience libanaise qui, dans une certaine mesure, m’a poussé à me pencher sur Smyrne et son histoire.

On aurait d’ailleurs pu penser que vos héros, ceux de la troisième et la quatrième génération, finiraient leurs parcours à Beyrouth…

J’aurais très bien pu choisir le Liban comme point de chute pour certains de mes personnages qui ont fui Smyrne dans de terribles conditions à la recherche d’une terre d’accueil. Mais mon choix s’est arrêté sur l’Égypte pour plus d’une raison. D’abord, parce que c’est un grand pays que j’affectionne. J’y ai de la famille. Ensuite, parce que cette nation a été le témoin de nombreux bouleversements politiques, comme le réveil du nationalisme et l’émergence des Frères musulmans, qui eurent de fâcheuses implications sur des communautés entières lesquelles en payèrent (encore une fois) le prix.

Pour la petite histoire, je n’ai pas pu m’empêcher de faire quelques clins d’œil à des membres de ma propre famille qui vécurent au Caire, mais dont j’ai changé les noms. Certains se reconnaîtront, je l’espère.

Il est évident que vous avez voulu parler d’exil, de cette fatalité du déracinement perpétuel des minorités ethniques et religieuses dans cette région du monde. Mais l’on retient aussi de ce roman les belles notions de fraternité et un certain code d’honneur dans les relations, même entre antagonistes aujourd’hui disparus…

Très vrai. L’envie de bâtir mon récit a transcendé l’attachement à un personnage et était plus axée sur ce désir de célébrer avec le lecteur cet hymne à l’amitié indéfectible qui lie des hommes venus d’horizons différents.

La société contemporaine, obsédée de matérialisme et frappée par l’individualisme, prête beaucoup moins d’importance à ces préceptes et notions de fraternité, à ces codes d’honneur qui deviennent à ses yeux de l’histoire ancienne. Autrefois, les gens se parlaient, se retrouvaient, partageaient simplement des moments conviviaux. Aujourd’hui, regardez autour de vous : des têtes penchées sur des écrans de téléphone, des écouteurs dans les oreilles, des gens qui se parlent moins. Bref, une invitation au repli sur soi qui va, cela dit, en s’amplifiant.

Le plus ironique toutefois est qu’il a fallu que le coronavirus frappe l’humanité entière pour que beaucoup d’entre nous prennent du recul, se posent les bonnes questions et révisent leurs priorités !

Nassib Taleb, auteur de The Black Swan, le décrit parfaitement lorsqu’il écrit : « L’on dépense des milliards en armement chaque année, mais de quoi a-t-on aujourd’hui le plus peur ? De la poignée de main d’un barman qui touche le salaire minimum. »

Peut-être donc que cette hécatombe qui nous a tous frappés d’une manière ou d’une autre remettra quelques pendules à l’heure. Cela serait, si je puis dire, l’un des bienfaits de cette pandémie.

Deux siècles plus tard, estimez-vous que nous vivons toujours les mêmes bouleversements dans cette région du monde ?

Oui. Comme je l’écris à la fin de mon roman, l’histoire semble être un perpétuel recommencement. C’est ma conviction la plus profonde. C’est vrai qu’en politique, il n’existe pas de fatalité, mais la nature humaine a mauvaise mémoire et semble condamnée à ne pas retenir les leçons du passé. En somme, nous sommes et restons notre propre ennemi.

C’est une vision plutôt pessimiste (ou réaliste ?) de la condition humaine, mais l’histoire est là pour le prouver. Dans ce contexte, je souscris à la vision du philosophe allemand Oswald Spengler qui considérait que toute civilisation est vouée à régresser puis disparaître de par sa propre faute. Un suicide collectif en quelque sorte.

Lire aussi

Au Levant, interroger l’histoire, éclairer le présent


On peut dire que vous faites autant, sinon plus, œuvre d’historien que de romancier. Envisagez-vous l’écriture d’un roman contemporain un jour ?

Ma formation initiale est celle d’un historien. Avant d’entamer l’écriture d’un récit, j’entreprends méthodiquement de longues recherches, car les faits historiques énoncés doivent être exacts et mis dans leur contexte. Il en va de ma crédibilité.

Je suis tout autant passionné d’histoire que de littérature. Écrire un roman historique est, selon moi, un travail d’orfèvre (l’attention aux détails), mais surtout d’équilibriste qui doit pouvoir allier et marier fiction et réalité pour le plus grand plaisir d’un public féru à la fois d’histoire et de littérature. Que l’une ou l’autre de ces disciplines prenne le dessus dans le récit relève, à mon avis, de l’appréciation du lecteur et de la lectrice. Je suis convaincu que l’on peut faire connaître, apprécier et aimer l’histoire (cette discipline tant décriée ou négligée par beaucoup) par le biais d’un roman, et vice versa. Joindre l’utile à l’agréable en quelque sorte.

Pour le moment, et en attendant que je me penche sur un quatrième opus, dont j’ignore encore s’il sera contemporain ou non, je prends beaucoup de plaisir à écrire des fables destinées en premier aux Libanais et dont je publierai en 2021 un recueil avec quelques illustrations. Elles mettent en exergue la situation politique de notre pays par le biais d’animaux vivant dans une jungle. Aux lecteurs qui me suivent (NDLR : elles paraissent régulièrement dans les colonnes de L’OLJ) d’utiliser leur créativité et leur imagination pour entreprendre à leur guise les associations adéquates !

« De rivage en rivage » (éd. Complicités ; 428 pages). Disponible en librairie.

* Karim Tabet est également l’auteur de « Les mûriers de la tourmente » (éd. Complicités) et « Fleur de lys, feuille d’érable » (éd. Persée).

Une saga familiale qui s’étend sur 4 générations, traverse deux siècles, plusieurs contrées de l’Empire ottoman, une succession de génocides, de conflits ethniques, de guerres jusqu’au réveil des nationalismes turc et égyptien, et l’émergence des Frères musulmans… Rien n’aura été épargné aux Raissis, cette famille grecque dont le fondateur, rescapé du massacre de...

commentaires (3)

Très beau livre.

Brunet Odile

08 h 38, le 24 décembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Très beau livre.

    Brunet Odile

    08 h 38, le 24 décembre 2020

  • Tres interessant..

    nabil zorkot

    23 h 00, le 23 décembre 2020

  • Bravo Karim. Et merci a l’OLJ de nous faire mieux connaitre ta perspective d’eternel recommencement, en cette periode difficile de l’histoire de de qui est (encore?) le Liban.

    Saade Joe

    11 h 42, le 23 décembre 2020

Retour en haut