Depuis quelques mois, le Conseil supérieur de défense, une instance qui regroupe l’ensemble des services de sécurité du pays sous la présidence du chef de l’État, Michel Aoun, enchaîne les rencontres au rythme d’une réunion par mois en moyenne.
Censé être convoqué par le président uniquement en cas de circonstances exceptionnelles et de menaces sécuritaires sérieuses, le CSD se réunit et examine, en présence du président du Conseil, des officiers en charge, et des ministres concernés, l’ordre du jour avant de prendre les recommandations nécessaires. Depuis l’aggravation de la pandémie du Covid-19, suivie de l’explosion du port le 4 août dernier, le Conseil de défense semble ainsi supplanter les institutions officielles en servant de substitut. « Il est devenu une plateforme décisionnelle en lieu et place du gouvernement qui ne se réunit plus depuis sa démission », commente un analyste politique proche du 14 Mars.
Lors de la dernière rencontre, jeudi dernier, les participants ont été jusqu’à évoquer les questions du nettoyage des canalisations sur les routes. Une tâche qui, de toute évidence, ne relève pas des responsabilités du Conseil. À moins que l’on considère l’engorgement des canalisations comme constituant une menace à la stabilité nationale. « Les fonctions de cette instance ne peuvent être que d’ordre militaire et sécuritaire. Par conséquent, le Conseil supérieur de défense ne peut être affecté à remplir le vide laissé par le gouvernement démissionnaire », commente pour sa part le général Georges Nader, officier à la retraite.
Défini dans l’article 8 de la loi de la défense, les fonctions du CSD prévoient qu’effectivement, et uniquement dans des cas de circonstances exceptionnelles, l’instance peut plancher sur des questions de santé publique voire même financières ou éducatives. Sauf que la confusion réside dans la définition des circonstances exceptionnelles. Dans le cas du Conseil de défense, ce qu’on appelle la « mobilisation pour des raisons de défense nationale » ne se justifie que « lorsque existe un danger réel qui menace la sécurité nationale du pays », dit l’avocat et professeur de droit Antoine Sfeir. « Tant que le gouvernement est toujours opérationnel, même s’il n’est plus en pleine compétence, il ne peut y avoir de pouvoir alternatif », note encore le juriste qui évoque une situation d’enchevêtrement de compétences. Jusqu’ici, ce jeu de rôle entre les deux institutions a été plus ou moins respecté, ajoute l’avocat, dans le sens où le CSD fait des recommandations qui sont exécutées par le gouvernement, lequel reste le seul pouvoir exécutif. Un avis que conteste un ancien militaire ayant requis l’anonymat et qui considère que le Conseil de défense s’est transformé en un « mini-cabinet ». À la différence près, dit-il, qu’ici, c’est le chef de l’État qui préside et « qui tient les ficelles et le pouvoir de décision ».
« Créer un précédent »
Le président a d’autant plus de pouvoir au sein de cette instance qu’il peut compter sur quasiment l’ensemble des chefs des services de sécurité, considérés de son bord. « Il en est ainsi de l’ancien commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, le chef de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, et de la Sécurité de l’État, Antoine Saliba, nommé par Baabda », commente encore l’ancien militaire. Seul le directeur général des Forces de sécurité intérieure, Imad Othman, considéré comme proche du camp haririen, lui échappe. Michel Aoun peut également s’appuyer sur la ministre de la Défense, Zeina Acar, et le ministre de l’Intérieur, Mohammad Fahmi.
En réactivant de la sorte le Conseil de défense, le président peut ainsi donner à l’opinion publique l’impression que le pays est sous contrôle et qu’en dépit du retard pour la formation d’un nouveau cabinet, la gouvernance de l’État reste assurée. Par ailleurs, le chef de l’État, qui ambitionne depuis longtemps d’élargir de facto ses prérogatives que la Constitution de Taëf a réduites au profit du Conseil des ministres réuni, souhaiterait également reprendre les choses en main maintenant que les circonstances le permettent. Avec la pandémie, il aurait trouvé le bon prétexte pour réactiver le fonctionnement de ce Conseil au sein duquel il peut avoir les coudées franches. « Le fait de confier la gestion de la pandémie à cette instance est une hérésie », estime le général Khalil Hélou, officier à la retraite. Il rappelle que la fonction première du Conseil supérieur de défense est la mobilisation guerrière et sécuritaire et surtout l’exécution de la stratégie défense que le gouvernement est censé définir, chose qui n’a jamais été accomplie.
Bien que ces réunions sporadiques du Conseil soient parfaitement constitutionnelles reconnaît l’ancien officier, voire par moments nécessaires par les temps qui courent, il trouve cependant anormal que le pays semble désormais géré par le biais de cette instance. « Le plus inquiétant est que cela crée un précédent », met en garde le général Hélou. « Ce qui inquiète le plus, c’est qu’à la longue, et si cette situation d’exception devait perdurer, les prérogatives de fait actuellement exercées par le Conseil ne soient élargies », souligne Antoine Sfeir.
L’épouvantail des assassinats
Si la crise du Covid-19 et les mesures de confinement ont souvent justifié nombre des réunions du CSD, les questions sécuritaires, qui sont au cœur même de la mission de ce Conseil, n’y étaient pas absentes non plus. Lors de la dernière réunion, un échange inédit a eu lieu au sein de cette instance sur l’éventualité d’une dégradation prochaine de la situation sécuritaire. Alors que le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, faisait des révélations inquiétantes au sujet d’assassinats politiques imminents – des informations auparavant relayées dans les médias –, d’autres responsables sécuritaires ont exprimé leur grand étonnement face à ces révélations. « Aussi bien les services de renseignements de l’armée que ceux des FSI ont indiqué n’avoir aucune donnée en ce sens », confie une source sécuritaire au courant des faits. Une situation que le député Jamil Sayyed n’a pas manqué de commenter dans un tweet lundi dernier. Évoquant des « rumeurs infondées » sur des assassinats à venir, M. Sayyed a estimé qu’il s’agit d’« un sujet dangereux qui requiert une coordination entre les services en présence plutôt qu’une course au scoop médiatique ». Une pique visiblement dirigée contre Abbas Ibrahim.
Cette affaire qui s’est produite au sein de la plus haute instance de défense est d’ailleurs symptomatique de cette autre pathologie qui consiste à instrumentaliser la situation sécuritaire à des fins politiques. « Brandir le spectre des assassinats est une arme de dissuasion efficace quand la rue est en ébullition. C’est un moyen de dissuader les mécontents d’investir les rues pour protester contre la situation économique et sécuritaire », commente ainsi l’analyste politique précité.
commentaires (8)
Avec ce qu'on a vu ces derniers jours de Diab et de Hariri, on commence à donner plus de crédit à Aoun, malgré ses abus, et surtout qu'il est en retard, étant proche de la fin de son mandat. Oui, le Conseil de Défense remplit un vide, et il se peut qu'il continuerai longtemps.
Esber
08 h 55, le 13 décembre 2020