Tout est calme au palais de Baabda ce vendredi. La semaine a pourtant été mouvementée, entre la visite de l’émissaire américain médiateur dans le dossier des négociations sur le tracé des frontières maritimes, John Desrocher, celle du ministre d’État britannique pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, James Cleverly, la conférence internationale de soutien au peuple libanais mercredi et la réunion du Conseil supérieur de la défense jeudi.
Cette activité n’a pourtant pas occulté le fait que le Premier ministre désigné, Saad Hariri, n’est pas venu au palais présidentiel durant toute cette semaine. Sa dixième visite depuis sa désignation pour former le gouvernement avait pourtant été annoncée depuis le week-end dernier et elle devait lui permettre de soumettre au chef de l’État une mouture complète du cabinet. Hier, en tout cas, rien n’indiquait que cette visite pourrait avoir lieu pendant ce week-end. Même si les responsables des rendez-vous au palais présidentiel précisent que le Premier ministre désigné ne suit pas la procédure habituelle pour ses rencontres avec le chef de l’État...
Des sources proches de Baabda précisent toutefois que même si la réunion devait avoir lieu, elle ne serait pas déterminante pour la formation du gouvernement. Pour ces mêmes sources, le Premier ministre désigné ne veut pas, ou ne peut pas, former un cabinet dans les circonstances actuelles, et tout ce qu’il cherche à faire, c’est de gagner du temps, dans l’attente d’un changement dans le climat général, régional et international.
Les sources précitées reviennent ainsi sur les neuf réunions qui se sont déroulées à Baabda depuis la désignation de Saad Hariri. Au cours des deux premières, il s’agissait de mettre en place le cadre général pour la mission du gouvernement. Avant l’entente sur le nombre de ministres, la distribution des portefeuilles ou même les noms des ministres, il fallait commencer par établir un agenda-programme de travail, inspiré de la feuille de route adoptée par les différentes parties politiques lors de la réunion à la Résidence des Pins en présence du président français le 1er septembre. Selon les mêmes sources, Aoun insistait ainsi pour qu’un calendrier soit fixé à cette fin. Ensuite, le chef de l’État et le Premier ministre désigné ont commencé à parler du nombre de ministres. Aoun préférait un cabinet de 24 pour que chacun ait la charge d’un ministère, alors que depuis le début, Hariri voulait un gouvernement de 18 membres. Finalement, après plusieurs rencontres, Aoun a accepté l’idée du cabinet de 18, renonçant, par la même occasion, à l’exigence que le Parti démocratique libanais de l’émir Talal Arslane soit représenté par un ministre druze. Il faut d’ailleurs préciser que cette demande était initialement formulée par le Hezbollah qui ne voulait pas donner au chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt la possibilité de faire chuter le gouvernement en poussant le ministre druze qu’il choisirait à démissionner, provoquant ainsi un problème de représentation de la communauté druze au sein de l’exécutif. Dans la formule de 18, il n’y a en effet qu’un seul ministre druze. Cet écueil ayant été surmonté, les discussions entre le chef de l’État et le Premier ministre désigné ont alors commencé à porter sur la distribution des portefeuilles. Mais, toujours selon les sources proches de Baabda, Aoun a été surpris par une demande pressante de la part de Hariri de passer directement à l’étape des noms. Il a même demandé au chef de l’État de lui remettre les noms des personnes qu’il souhaite voir participer au gouvernement. Aoun lui aurait alors demandé pourquoi il cherche à commencer par les noms des chrétiens, cela suppose-t-il que les noms des ministres musulmans ont déjà été choisis ? Hariri aurait répondu par la négative, insistant malgré tout pour commencer par les chrétiens. Le chef de l’État s’est exécuté et lui a remis une liste de noms de ministrables chrétiens. Les sources proches de Baabda précisent que Hariri a pris la liste et il est reparti. Mais lorsqu’il est revenu pour la septième réunion, il a proposé des noms sans tenir compte de ceux figurant sur la liste du chef de l’État. Ce dernier a donc rejeté la formule présentée, demandant à son interlocuteur pourquoi il lui a demandé une liste s’il ne veut pas en tenir compte. La séance a été levée. Il y a eu une huitième rencontre au cours de laquelle la discussion était plus détendue et, toujours selon les sources précitées, le Premier ministre désigné a promis de revenir avec une formule complète. Ce fut donc la neuvième rencontre – et la dernière jusqu’à présent –, au cours de laquelle Hariri a soumis à Aoun quatre noms de ministres chrétiens, le laissant en choisir deux. Le chef de l’État s’est enquis des trois autres, qui devraient en principe revenir au courant des Marada (2) et au Tachnag. Le Premier ministre désigné a répondu qu’il n’avait pas encore fait son choix. Le chef de l’État a aussi demandé s’il avait les noms des ministres chiites et, là aussi, Saad Hariri a répondu par la négative. Aoun aurait alors levé la séance, considérant que le Premier ministre désigné ne cherchait pas vraiment à former un gouvernement. Pour les sources proches de Baabda, Hariri cherchait simplement à gagner du temps. Ce qui pourrait être compréhensible, vu que les Américains ont fait savoir aux parties libanaises concernées qu’ils ne veulent pas d’un gouvernement dans lequel le Hezbollah serait directement ou indirectement représenté.
D’ailleurs, face à cette condition américaine, Amal et le Hezbollah ont durci leur position, exigeant de choisir les quatre ministres chiites d’un cabinet de 18 membres. Saad Hariri s’est ainsi retrouvé pris en étau entre des exigences contradictoires, la menace de sanctions américaines d’une part et le refus des deux formations chiites d’accepter des ministres qu’ils n’auraient pas choisis de l’autre. Les sources proches de Baabda reconnaissent qu’il s’agit d’une situation impossible, mais ce qu’elles ne comprennent pas, c’est la raison pour laquelle Saad Hariri veut faire assumer au chef de l’État et au chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil la responsabilité du blocage, alors qu’il sait que ce n’est pas le cas.
Tant que le nœud dit chiite n’est pas réglé, il est difficile de former un gouvernement, et jusqu’à présent, toutes les tentatives de trouver un compromis, à travers des personnes qui pourraient être acceptées par les deux parties, ont échoué. D’autant que l’expérience du gouvernement de Hassane Diab a été concluante : les ministres chiites choisis par le Hezbollah étaient susceptibles d’être acceptés par les Américains. Malgré cela, ce gouvernement a été combattu et boycotté par une grande partie de la communauté internationale.
Dans ce contexte complexe, et en attendant un assouplissement de la position américaine, le chef de l’État cherche à relancer l’action du gouvernement démissionnaire. Il a ainsi évoqué hier la possibilité d’élargir le concept de gestion des affaires courantes en période de crise, tout comme il a renforcé le rôle du Conseil supérieur de la défense. Mais il s’agit là de mesures de rapiéçage, alors que le costume libanais est totalement lacéré.
commentaires (9)
Hariri a le droit de former seul son cabinet. Les législateurs n'ont jamais conçu un chef d'Etat à dent de scie avec son premier ministre, puisque celui-ci a été nommé par une majorité du parlement. Si besoin, le gouvernement peut être descendu par ce même parlement. Le président n'a pas fini de nous perturber avec ses convoitises.
Esber
17 h 15, le 06 décembre 2020