Après l’amour fou de leurs 20 ans, Thérèse et Édouard Rouhana s’aiment aujourd’hui d’amour tendre. « Nous sommes mariés depuis 58 ans », disent-ils en chœur. 58 ans aussi qu’ils partagent cet appartement modeste de Sodeco qui a abrité leur jeunesse, leurs bons et mauvais souvenirs, les petites (mais nombreuses et interminables) guerres du Liban, les naissances de leurs trois enfants, Lucienne, Christiane et Mario, et le départ des bien-aimés. « Maintenant, nous sommes tout seuls. Les enfants se sont mariés depuis longtemps et vivent chez eux… Nous sortons très peu. Quoi qu’il arrive, nous ne partirons jamais d’ici. » Thérèse a 78 ans, « 79 en décembre », précise Abou Mario, le ton coquin mais le visage sérieux. Lui en a 83. Aujourd’hui, c’est le jour de la kebbé. « Il l’aime fine », confie-t-elle en prenant soin de bien aplanir le mélange de viande, de blé concassé et d’oignons dans un plateau. Les deux compères évoluant en déambulateur, la préparation se fait au salon. Dans ce quartier limitrophe qui fut le témoin de nombreux conflits armés, ils croyaient avoir tout vu. Les obus, les batailles rangées entre différents partis armés, « ceux de Samir Geagea et Hobeika, et d’autres », la peur que ça ne se rapproche, les francs-tireurs, la fuite à Feytroun en attendant que cessent les feux. « Mais ça, jamais… » « Heureusement que l’image miraculeuse de saint Élie nous a protégés toutes ces années… » dit-elle.
Le 4 août, quelques jours après le mariage de leur petit-fils, une exception dans leur routine, comme tous les jours depuis que leur santé fragile les immobilise dans ce carré qui leur sert à présent de salon, de salle de séjour et de salle à manger, Édouard, en pyjama, installé sous la fenêtre, et Thérèse, juste à côté, en chemise de nuit, regardent la télé. « Je me souviens avoir entendu des avions », confie Thérèse. Après la première explosion, et à peine après s’être écriée « mon Dieu, c’est quoi ! », après avoir jeté un regard furtif autour d’elle, la seconde grosse explosion vient les arracher à leurs sièges. « Il y avait du verre et de la poussière partout, se souviennent-ils encore, nous étions beiges, gris. La porte d’entrée s’était déplacée.
La déflagration était tellement forte que nous étions persuadés que c’était dans l’immeuble. Heureusement pas de blessures, saint Élie, encore lui, saint Charbel, le préféré d’Édouard, “et les autres”, je n’en ai pas laissé un ! » révèle Thérèse en riant. « Je me suis retrouvé debout sans le déambulateur ! » raconte Édouard. Et sa femme de répliquer : « Alors tu peux marcher ! » Un regard complice de toute une vie les lie. Ils se complètent, lui sérieux, mais parfois pince-sans-rire, elle joyeuse, en dépit de tout. Elle bavarde, lui plus silencieux…
L’amour d’une vie
Thérèse a 17 ans lorsqu’elle rencontre son amoureux pour la première fois dans cet immeuble de Sodeco. Il en a 22. « Un vrai coup de foudre ! » « Je venais rendre visite à une parente, Linda Doumit, qui m’enseignait la couture. La sœur d’Édouard habitait en face… Il travaille le matin dans une banque, l’après-midi au cinéma Scala. » Il m’a donné deux invitations au cinéma. J’ai emmené mon père et j’y suis allée… Il voulait m’épouser, j’ai dit : pas tout de suite ! » « Ne raconte pas tout ! » l’interrompt alors Édouard, le teint pâle, avant de reprendre sa version, plus officielle, de leur histoire et de la sienne. « Nous sommes restés fiancés pendant deux ans. Nous nous sommes mariés en février 1962. Nous avons loué cette maison et nous y sommes depuis. Ma mère est décédée à 33 ans, poursuit-il, en accouchant de son bébé, décédé également. Nous étions seuls, quatre enfants, deux garçons et deux filles, avec mon père. Il n’a jamais voulu se remarier, mais m’a poussé à le faire tôt, sans doute pour qu’une femme prenne soin de moi. J’ai commencé à travailler très jeune, comme office-boy dans une banque à la rue Allenby. » Avec le temps et ses compétences, l’adolescent mûrit et monte en grade jusqu’à devenir responsable de la caisse. « On me faisait confiance pour compter l’argent et les livres d’or avant de les ranger. » À la retraite depuis quelques années, souffrant de nombreux problèmes de santé, Édouard se retourne souvent vers le passé. La fierté, l’amertume, la fatigue et la peine le rattrapent quelques fois, avant que Thérèse ne vienne égayer cette lassitude.
« Vous savez, se souvient-il tout haut, nous avons connu beaucoup de malheurs. Le décès de ma mère n’était pas le dernier. Le fils de ma sœur a été fauché par un franc-tireur, juste là… Et mon frère a été kidnappé en 1976 au musée, il s’appelait Georges Abdo Rouhana. On en aura vu des malheurs, mais tout va bien… Nous n’avons besoin de rien, sauf peut-être de quoi acheter mes médicaments. » Édouard est fier, élégant avec sa chevalière au petit doigt, même sans la cravate qu’il a abandonnée depuis sa retraite.
Tout à l’heure, Thérèse mettra le plat de kebbé au four. La servira comme il l’aime, fine, à point, et avec le sourire. 58 ans plus tard, Thérèse et Édouard sont ensemble, pour le meilleur après le pire… Et laisseront au temps qui reste, si cela est encore possible, le soin d’effacer les dernières peines.