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Nos Lecteurs ont la Parole

Demain, nos terres ne nous appartiennent plus

Les images et les récits de l’exil de nos ancêtres ont marqué notre enfance.

Deux peuples, le bourreau et la victime, se substituaient au loup et au Chaperon rouge, à la belle-mère et à Blanche-Neige, dans les histoires qu’on nous racontait tous les soirs. La victime sortait héroïquement vainqueur. Nous nous endormions sur ces récits.

Nos grands-parents et arrière-grands-parents ne nous ont jamais raconté leurs voyages en amoureux, mais l’odyssée de leur exil, le peu dont ils ont voulu se souvenir et qu’ils ont pu exprimer par des mots.

Je ne saurais pas dénombrer les fois où j’ai imaginé mon grand-père, enfant, sa petite main dont la chair finit par se mêler au tissu de la jupe de mon arrière-grand-mère, et le médecin qui intervient pour défaire minutieusement le tissu et sauver sa peau.

Sur le chemin de l’exil, sa mère le supplie de ne pas lâcher sa jupe.

L’exil, oui, car il fallait que son village natal soit remis à l’ennemi, au bourreau.

Plusieurs jours et plusieurs nuits passés dans des caravanes, portant dans son cœur la nostalgie du paradis perdu et l’inquiétude du chapitre de l’avenir qui s’écrira sur une nouvelle page, ailleurs.

Mon grand-père qui n’a rien raconté jusqu’à quelques mois avant sa mort, quand la perte de sa conscience l’a poussé à dévoiler des atrocités qu’il avait jusque-là enterrées au fond de sa mémoire.

Ce soir, je pardonne à tous nos grands-parents n’ayant jamais pu raconter leurs souffrances. Je leur pardonne, parce que je les comprends.

Je les comprends, car je me demande si je serais moi-même capable de raconter un jour la torture mentale et sentimentale qui me hante en ce moment, et de reproduire littéralement tout ce que je vois et je ressens.

Moi je le vois, je le vis derrière mon écran.

Mais que ressentent les 150 000 habitants qui se retrouvent déracinés de leur terre natale du jour au lendemain ? Ceux qui ont vu leur maison tomber sous les frappes de drones ? Ceux qui allument le feu à leur maison ancestrale pour ne pas l’offrir au bourreau ?

Quelle serait la souffrance des familles dont les proches ont perdu la vie en défendant ces terres ?

Que pense aujourd’hui l’enfant qui a perdu son école, à qui on a appris que sa nation est victorieuse à jamais, et à qui on ne peut expliquer d’une manière rationnelle la réalité derrière son exil et la fermeture de son école ?

J’imagine des réponses, des situations. Mais mon imagination ne sera jamais suffisante pour ressentir la profondeur de leur peine. Une culpabilité me hante. Je m’excuse auprès d’eux.

Pardonnez-moi, mes ancêtres, vous qui reposez en paix aujourd’hui, de ne pas vous avoir pardonné plus tôt.

Votre souffrance n’est pas partie avec vous. Nous l’héritons, nous la vivons, nous la revivons.

L’histoire se répète. Les mêmes mots reviennent : génocide, décapitation, massacres, orphelins, exil, déplacés, perte territoriale, patrimoine en danger... Le bourreau revient aussi, déguisé, mais son maquillage est de mauvaise qualité...

On n’écrit pas l’histoire avec une gomme. Le vécu de chaque individu fait partie de l’histoire. Nous avons été confrontés à l’expérience de vie de nos grands-parents, et nous savons qu’un jour nous ne serons peut-être plus capables de témoigner, d’extérioriser notre traumatisme, notre humiliation et tous les sentiments amers qui vont avec.

Écrivons-les maintenant, sur le moment.

Demain il sera tard.

Nos descendants les liront.

Ils nous remercieront.

Le 14 novembre 2020, à 3h20.

Je n’arrive pas à dormir.

Demain, nos terres ne nous appartiennent plus.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Les images et les récits de l’exil de nos ancêtres ont marqué notre enfance.Deux peuples, le bourreau et la victime, se substituaient au loup et au Chaperon rouge, à la belle-mère et à Blanche-Neige, dans les histoires qu’on nous racontait tous les soirs. La victime sortait héroïquement vainqueur. Nous nous endormions sur ces récits.Nos grands-parents et arrière-grands-parents ne...

commentaires (1)

Merci Madame d'avoir partagé avec nous votre chagrin et votre désillusion, de façon aussi pudique alors que le génocide passé et l'horreur d'aujourd'hui sont terribles.

Aractingi Farid

21 h 28, le 16 novembre 2020

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Commentaires (1)

  • Merci Madame d'avoir partagé avec nous votre chagrin et votre désillusion, de façon aussi pudique alors que le génocide passé et l'horreur d'aujourd'hui sont terribles.

    Aractingi Farid

    21 h 28, le 16 novembre 2020

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