Alors qu'il avait reporté la semaine dernière à demain jeudi les consultations parlementaires contraignantes afin d'assurer un plus large consensus autour de la personne du futur Premier ministre, le président libanais, Michel Aoun, a déclaré mercredi qu'il allait continuer d'assumer ses responsabilités dans les processus de désignation du président du Conseil mais aussi de formation du gouvernement. Un message à peine voilé au leader du Futur Saad Hariri, seul candidat au poste de Premier ministre, qui semble assuré d'obtenir la majorité des voix pour être désigné demain et former le prochain cabinet, sauf retournement de situation et nouveau report des consultations. "J'ai dit ce que j'avais à dire et je ne m'en détournerai pas", a-t-il martelé dans un discours à la nation, retournant par là un dicton arabe qui se traduit par "Il a dit son dernier mot puis a tourné le dos". Lors de son allocution, le président s'est également adressé aux députés, les appelant à "réfléchir sérieusement aux conséquences" de leur choix dans la désignation du futur président du Conseil.
"Aujourd'hui, ce qu'on attend de moi, c'est que je désigne le futur Premier ministre et participe à la formation du cabinet, comme le stipule la Constitution", a déclaré le chef de l'Etat. "Celui qui sera désigné et chargé de la formation de ce gouvernement pourra-t-il résoudre les problèmes de corruption et lancer le chantier des réformes ?", a-t-il ajouté, soulignant qu'il était "de la responsabilité des députés" de s'assurer de cela. "Au nom du peuple libanais, vous êtes responsables du contrôle parlementaire, a-t-il insisté. Messieurs les députés, vous êtes invités aujourd'hui à faire preuve de conscience nationale et à prendre toutes vos responsabilités". Et de poursuivre : "Mon mandat se poursuit et j'espère que vous réfléchirez sérieusement aux conséquences de la désignation (d'un Premier ministre) sur la formation (du prochain cabinet) et sur les projets de réformes et les initiatives internationales lancées pour sauver le pays". "J'ai dit ce que j'avais à dire et je ne m'en détournerai pas", a-t-il ensuite martelé. Je continuerai d'assumer mes responsabilités dans les processus de désignation du président du Conseil mais aussi de formation du gouvernement".
Baabda avait reporté jeudi dernier d'une semaine les consultations parlementaires contraignantes, justifiant cela par le fait que l'ex-Premier ministre Saad Hariri ne bénéficiait pas de couverture chrétienne et donc de "légitimité chrétienne", le Courant patriotique libre (CPL, aouniste) et les Forces libanaises, deux principaux partis chrétiens, s'étant opposés à cette candidature, chacun pour des considérations différentes. Sauf que la formation de Samir Geagea a fait savoir hier que la seule présence de ses députés aux consultations de demain assurait une légitimité chrétienne à ce processus, laissant ainsi le chef de l'Etat et avec lui le chef du CPL Gebran Bassil mener seuls cette bataille pour la "légitimité chrétienne". Dans ce cadre, il est important de souligner que le Tachnag, groupe de parlementaires arméniens proches du CPL, se dirige vers une désignation de Saad Hariri, au même titre que le courant des Marada du leader maronite du Nord, Sleimane Frangié. Fait également notable, le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, s'en était pris dimanche aux partis chrétiens qu'il avait accusés de "placer le pays dans un état de paralysie totale", mettant en garde contre tout (nouveau) report des consultations.
Saad Hariri, qui a déjà présidé trois cabinets au cours des dernières années, avait démissionné le 29 octobre 2019, douze jours après le lancement d'un vaste mouvement de contestation populaire contre toute la classe dirigeante. Le gouvernement Hariri avait été remplacé par l'équipe menée par Hassane Diab qui a à son tour démissionné le 10 août, six jours après la double explosion meurtrière du port de Beyrouth. Depuis, le cabinet Diab gère les affaires courantes. Une première tentative de former une nouvelle équipe ministérielle avait été lancée par le diplomate Moustapha Adib qui avait jeté l'éponge après moins d'un mois de tractations, en raison notamment des revendications du mouvement Amal et du Hezbollah qui réclamaient de pouvoir nommer eux-mêmes une personnalité chiite à la tête du ministère des Finances. Cette crise politique vient s'ajouter à une débâcle économique et financière qui dure depuis plus d'un an, alors que le pays a annoncé, pour la première fois de son histoire, faire défaut sur ses dettes et que la livre libanaise a chuté sur le marché noir face au dollar, poussant plus de la moitié de la population dans la pauvreté.
"Où en sommes-nous" ?
Le chef de l'Etat avait commencé son discours, au cours duquel il a à plusieurs reprises buté sur ses mots, en posant une série de questions concernant de nombreux dossiers qui n'ont pas été traités ainsi que des réformes n'ayant pas encore vu le jour. Il s'est notamment interrogé sur l'absence d'un système de sécurité sociale et d'une pension de retraite, malgré une proposition de loi déposée à cet effet devant le Parlement. Mettant en garde contre une levée des subventions sur les produits de premières nécessités, il a déploré l'absence d'un plan économique et le retard dans la mise en œuvre des réformes permettant de recevoir les aides financières prévues par la CEDRE. "Où en sommes-nous des plans de développement des différents secteurs ? Où en sommes-nous des programmes d'investissement ?", a-t-il lancé. M. Aoun a également dénoncé l'immobilisme des autorités concernant le plan de réforme de l'électricité "qui dort dans les tiroirs depuis 2010 et pour lequel aucune ligne de crédit n'a été ouverte, ni aucun cadre d'application envisagé, malgré notre détermination à le mettre en œuvre afin que les Libanais ne soient pas prisonniers de l'obscurité". "Où en sommes-nous du plan pour la construction de barrages permettant de récolter les ressources naturelles du pays ?", a-t-il poursuivi. Rappelons dans ce cadre que le ministère de l'Energie est dirigé depuis 2008 par des ministres issus du bloc parlementaire aouniste.
Michel Aoun a également reproché à certains d'émettre des "doutes" et de faire preuve de "pessimisme" concernant la volonté de son mandat de lancer les projets d'exploration et d'exploitation des ressources hydrocarbures offshore "après une longue période de stagnation" à ce niveau. Cette déclaration intervient alors que le Liban et Israël ont entamé la semaine dernière des négociations sur la démarcation de leur frontière maritime, des pourparlers dont l'objectif est, pour les deux parties, de lever les obstacles à la prospection d’hydrocarbures et de régler le désaccord qui les oppose au niveau du bloc numéro 9, concernant une zone disputée de 860 km2.
Le président a en outre condamné "le silence des responsables et le manque de coopération concernant l'audit juricomptable des comptes de la Banque du Liban", soulignant que cela s'apparente à "une complicité" dans des affaires de gabegie et de corruption. Cet audit "s'il réussit, permettra de demander des comptes aux ministres, aux conseils, aux caisses, organisations, commissions et sociétés impliquées, sans aucune exception", a-t-il souligné, ajoutant que cette procédure pourra aussi aider à "pointer du doigt les responsables et lancer les réformes requises, au sein d'autres administrations, jusqu'à ce que la corruption soit totalement éradiquée". "Qui osera donc bloquer cette procédure" ?, a-t-il lancé.
Cette situation "ne peut plus durer, les fardeaux continuant de s'accumuler sur les épaules des citoyens", a par ailleurs déclaré le président Aoun, qui a affirmé "vivre et comprendre les douleurs des gens". Et d'accuser "certaines personnes qui dirigent le Liban depuis des décennies de lancer des slogans vides de contenu et des promesses, sans rien accomplir". Dans ce sens, il a regretté que les réformes "ne restent qu'un slogan répété par les responsables et les politiciens qui font tout le contraire", afin d'assurer uniquement "leurs intérêts personnels" faisant en sorte que la corruption devienne "institutionnalisée et organisée".
Le temps n'est plus aux compromis
Lors d'une discussion avec des journalistes à l'issue de son discours, M. Aoun a affirmé qu'il "n'a réclamé aucune forme spécifique" pour le futur gouvernement.
A la question de savoir s'il considérait Saad Hariri comme incapable de former un cabinet réformateur, Michel Aoun a répondu : "A chacun son parcours politique et vous êtes capables de comprendre l'allusion. Ne pas nommer les choses par leur nom relève de la politesse". "Le report des consultations d'une semaine avait pour objectif de résoudre quelques problèmes encore en suspens. La personne intéressée (Saad Hariri) sait très bien cela mais, malgré tout, tout le monde s'est offusqué lorsque j'ai pris cette décision", a-t-il regretté. Et de rappeler, sur un ton ironique, que lors de son mandat, "un an et quatorze jours avaient été perdus pour la formation de gouvernements par Hariri". M. Aoun a cependant affirmé qu'il n'oppose son veto sur aucun candidat.
Et d'indiquer, concernant une éventuelle initiative pour un rapprochement des points de vue entre MM. Hariri et Bassil, "de telles initiatives ont été menées à plusieurs reprises, par différentes personnes proches des deux parties, sans succès". Il a ajouté que s'il se lançait lui-même dans une telle médiation, il serait considéré comme partie prenante alors qu'il assume un "rôle d'arbitre".
"Pour préserver la stabilité et prévenir les conflits, les responsables se retrouvent forcés de faire des compromis, a encore déclaré M. Aoun. Mais aujourd'hui, cette politique ne mène plus à rien. Nous devons désormais privilégier la vérité et nous opposer au mal et le combattre".
A une autre question concernant la possibilité de l'adoption d'une stratégie de défense d'ici la fin de son mandat, Michel Aoun a annoncé qu'"après la formation du gouvernement", une réunion sera organisée à Baabda "afin d'étudier tous les grands dossiers, qu'ils soient nouveaux ou déjà sur la table".
Plus de questions que de réponses...
Sur les réseaux sociaux, des Libanais n'ont pas tardé à réagir au discours, critiquant le fait qu'après quatre ans de mandat, le chef de l'Etat pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses alors qu'avec le bloc parlementaire (Liban fort) qui lui est affilié, il détient la majorité du pouvoir. D'autres ont en outre relevé que le président Aoun aurait pu convoquer la Chambre afin de lui poser toutes ces questions, soulignant qu'il dispose, selon l'alinéa 10 de l’article 53 de la Constitution, de prérogatives pour "en cas de nécessité, adresser des messages" au législatif.
"Commence par ton entourage", écrit cet internaute en identifiant le chef du CPL Gebran Bassil dans son tweet.
بلّش بيلّي عندك وبدارك... @Gebran_Bassil ???
— Michel Bteich (@Michelphnx) October 21, 2020
"Le peuple libanais doit convoquer une réunion d'urgence pour donner des réponses au citoyen Michel Aoun", écrit un autre.
لازم الشعب اللبناني يعمل اجتماع طارئ تيعطي اجوبة للمواطن ميشال عون.@General_Aoun حدا خبرك انو انت رئيس الجمهورية؟
— Marc-Michael Eid (@MarcMichaelEid1) October 21, 2020
commentaires (29)
"...J'y suis...j'y reste, sur mon fauteuil vendu à des non-libanais...!!!"...même si tout autour de moi brûle, explose, si le peuple de ce pays meurt de faim et de désespoir ou faute de soins médicaux. Car pour moi dans mon palais, le plus important c'est de recevoir des visiteurs, faire des discours sans queue ni tête, et de préserver l'avenir de mes proches. Tout le reste...je ne veux pas le voir, ni l'entendre, car cela ne me concerne pas...et de toute façon...je n'y peux rien !!! - Irène Saïd
Irene Said
07 h 55, le 22 octobre 2020