Simple maladresse ou tentative de renverser les équilibres confessionnels du pays ? Ce qui s’est passé ces derniers jours dans le cadre du processus de formation du gouvernement reste une énigme. Qui a conseillé au président du Conseil désigné Moustapha Adib d’ignorer toutes les composantes du tissu politique libanais (excepté les quatre anciens Premiers ministres, ou du moins trois d’entre eux) et d’agir comme s’il était seul maître à bord et en mesure de passer outre aux us et aux coutumes qui ne sont pas pratiquées uniquement par habitude, mais parce qu’elles touchent en profondeur à l’identité libanaise et au rôle de chaque communauté au sein du pouvoir ? Les questions sont multiples et les réponses pas encore claires. Ce qui est sûr, c’est que désormais le processus des concertations a repris avec la rencontre hier entre Moustapha Adib et les deux émissaires d’Amal et du Hezbollah, l’ancien ministre Ali Hassan Khalil et le conseiller politique du secrétaire général du parti chiite Hussein Khalil, suivie de la visite du Premier ministre désigné à Baabda. Ce qui compte, selon les sources proches des deux formations chiites, c’est de dissiper chez elles le sentiment d’être sciemment exclues pour les isoler et leur faire assumer seules la responsabilité de la détérioration catastrophique de la situation intérieure.
En effet, la méthode utilisée par le Premier ministre désigné d’ignorer quasiment tous les interlocuteurs traditionnels et représentants des différents groupes politiques a été très mal perçue par les formations chiites, mais aussi par le chef de l’État et par le groupe parlementaire aouniste. D’abord, le chef de l’État est un partenaire dans la formation du gouvernement, selon la Constitution, puisqu’il doit apposer sa signature au bas du décret qui l’annonce. Ensuite, le groupe aouniste est l’un des plus importants groupes parlementaires dont le gouvernement devrait normalement solliciter la confiance. Il serait donc normal d’en discuter avec lui ou avec un de ses représentants. Il est vrai que cette fois, et par respect de l’engagement pris auprès du président français, le chef de ce groupe Gebran Bassil a décidé de rester à l’écart, dans une volonté claire de faciliter au maximum la formation du gouvernement. Mais cela ne rendait pas moins étrange et inhabituelle l’attitude du Premier ministre désigné.
Amal et le Hezbollah s’étaient aussi engagés à faciliter la naissance du gouvernement, mais les deux formations ont rapidement senti qu’elles étaient directement visées et que le projet en gestation dépassait la simple volonté de procéder à une rotation des portefeuilles. D’abord, le fait d’accorder aux anciens présidents du Conseil le droit de choisir seuls leur successeur au Sérail les a fait tiquer, mais elles ont décidé de l’accepter par souci de la stabilité interne. Toutefois, la désinvolture avec laquelle Moustapha Adib a traité les nombreux messages que les deux formations lui ont envoyés, directement ou non, a éveillé leur méfiance. Ensuite, les sanctions américaines frappant les deux anciens ministres Youssef Fenianos et Ali Hassan Khalil, ainsi que les multiples déclarations ces derniers jours des responsables américains au sujet du Liban, ont fait le reste. Ce qui aurait pu être accepté dans le cadre de discussions franches et responsables, comme par exemple la rotation des portefeuilles régaliens, en donnant aux chiites un autre maroquin que celui des Finances, est soudain devenu pour Amal et le Hezbollah un piège à peine caché.
Les deux formations chiites ont estimé à partir de ce moment que sous couvert de faciliter la naissance d’un « gouvernement de spécialistes chargé d’accomplir une mission précise », il s’agissait de les exclure et de les tenir à l’écart du pouvoir pour réduire leur influence au sein des institutions de l’État, réalisant ainsi les objectifs affichés par l’administration américaine et certains gouvernements arabes. Pour Amal et le Hezbollah, le plan est devenu clair : Moustapha Adib commence par affirmer que la priorité est de faire vite pour respecter les délais fixés par le président français. Il travaille ensuite dans le secret le plus total pour ne pas perdre du temps dans les négociations. Ayant promis à Emmanuel Macron de faciliter le processus au maximum en se tenant à l’écart, Gebran Bassil ne devrait pas réagir et le président Aoun, isolé, se verra contraint de signer le décret même s’il n’est pas d’accord, pour ne pas être accusé d’entraver l’initiative française. Le gouvernement ainsi formé se serait ensuite dirigé vers le Parlement. Même s’il n’obtenait pas la confiance, faute de l’accord des deux formations chiites qui occupent les 27 sièges, il aura la charge de gérer les affaires courantes à la place du gouvernement démissionnaire de Hassane Diab. Les chiites seront ainsi affaiblis, et si le président de la Chambre décide de se rallier au train en marche, il devra défaire ses liens avec le Hezbollah. En somme, ce que les Américains et les ennemis du Hezbollah tentent de réaliser en vain depuis des années, en cherchant à isoler le parti pro-iranien et en défaisant le tissu d’alliances qu’il a nouées au fil des années, tant avec Amal qu’avec le CPL, deviendra soudain une réalité.
Voilà comment les deux formations chiites ont interprété le scénario adopté par Moustapha Adib pour former le gouvernement. Qu’il s’agisse de manigances purement internes ou de directives externes, elles ont décidé de réagir rapidement pour couper court à toute tentative de le réaliser. En même temps, le chef de l’État a réagi de son côté, refusant de laisser le Premier ministre désigné lui soumettre son projet de gouvernement avant d’avoir entrepris les concertations politiques nécessaires.
Le premier choc passé et face à la possibilité de paralyser totalement l’initiative française, ce que personne ne souhaite au Liban, les contacts ont donc repris. Il y a eu d’abord une visite discrète mercredi soir du responsable des relations internationales au sein du Hezbollah, Ammar Moussaoui, à l’ambassadeur de France, suivie hier d’une rencontre entre Moustapha Adib et les deux Khalil avant son rendez-vous au palais de Baabda. Les sources proches du Hezbollah se sont contentées de dire que le parti est totalement favorable à l’initiative française et demande que le processus de formation soit rectifié, justement pour sauver cette initiative. De son côté, le chef du PSP Walid Joumblatt qui se trouve à Paris a pris position en faveur de son allié, le président de la Chambre, critiquant à sa manière le président du Conseil désigné.
En principe, toutes les parties ont affirmé leur attachement à l’initiative française, qui a gagné un délai supplémentaire de quelques jours pour aplanir les obstacles qui entravent encore la formation du gouvernement. À moins que...
commentaires (14)
Mensonge mensonge quand tu nous tiens......
Beauchard Jacques
10 h 34, le 20 septembre 2020