Dimanche soir, alors que le processus de formation du gouvernement semblait bloqué et que les Libanais attendaient le lendemain soit le retrait du président du Conseil désigné soit l’annonce d’un gouvernement de défi à l’égard des deux formations chiites Amal et le Hezbollah, la tension est soudain retombée d’un cran. Sur les conseils du chef de l’État, Michel Aoun, qui a effectué des contacts rapides et urgents, il a été convenu d’accorder à Moustapha Adib un délai supplémentaire pour former le gouvernement en tenant compte des positions des différentes parties politiques. Le « gouvernement de fait accompli » que préparait Moustapha Adib est donc tombé avant même de naître.
C’est donc sans projet précis que le président du Conseil désigné s’est rendu hier à Baabda pour un entretien de 45 minutes avec le président Aoun. Le chef de l’État est revenu sur les idées qu’il avait déjà développées en conseillant à Moustapha Adib de ne pas se laisser enfermer dans un cadre précis et un nombre figé de ministres. Il lui a aussi conseillé de ne pas agir avec précipitation et d’élargir son champ de concertations car le pays ne supporterait pas une longue période de gestion gouvernementale des affaires courantes ni qu’un coup soit porté à l’initiative française qui constitue une issue de secours pour tous les Libanais.
Pour le chef de l’État, il ne s’agit donc pas de former un gouvernement qui constituerait un défi à la communauté chiite ou à n’importe quelle autre composante du tissu social libanais. Selon lui, une violation des dispositions de la Constitution qui exige que toutes les communautés soient équitablement représentées au sein du gouvernement est inacceptable, tout comme la réédition du scénario du gouvernement présidé par Fouad Siniora de 2005 à 2008, qui avait continué à fonctionner après la démission des ministres chiites, ne doit pas être envisagée.
D’ailleurs, le chef de l’État a immédiatement entamé une série de concertations avec les représentants des blocs parlementaires. Il a reçu hier Samir el-Jisr (bloc du Futur), Fayçal Karamé (La rencontre consultative qui n’avait pas participé aux consultations parlementaires obligatoires pour la désignation du président du Conseil, ni à celles effectuées par le président du Conseil désigné au Parlement), Farid el-Khazen (la Coalition nationale), Assaad Hardane (PSNS) et Gebran Bassil (Liban fort). Il devrait compléter aujourd’hui ces concertations.
Une fois les contacts achevés, il devrait recevoir de nouveau le Premier ministre désigné pour se pencher ensuite directement sur la formation du gouvernement, qui pourrait être annoncée d’ici à la fin de la semaine.
Cette « procédure de rattrapage », selon le mot d’un politicien chevronné, a été décidée en urgence pour sauver l’initiative française. Celle-ci s’était en effet heurtée au refus de Moustapha Adib de discuter de la composition du gouvernement avec les principaux acteurs politiques et parlementaires. Il s’était aussi cantonné dans un silence total, au point que les différents protagonistes craignaient d’être placés devant le fait accompli. Même le président de la République avait été tenu à l’écart du processus alors que la Constitution stipule clairement que le Premier ministre désigné forme le gouvernement en coopération avec le chef de l’État. Les seules informations qui avaient filtré ont constitué un choc notamment pour les deux formations chiites puisqu’elles indiquaient que le portefeuille des Finances pourrait aller à une personnalité sunnite proche du courant du Futur. Il semblait alors que profitant de l’élan français, Moustapha Adib croyait pouvoir imposer sa formule, concoctée en coordination avec l’ancien Premier ministre Saad Hariri. D’ailleurs, dans son discours de dimanche, le chef du CPL Gebran Bassil a soulevé ce point en demandant à Adib comment il croyait pouvoir former un gouvernement en ne consultant qu’une seule partie, le chef du courant du Futur ?
De leur côté, les deux formations chiites Amal et le Hezbollah ne pouvaient pas accepter d’être ainsi marginalisées, surtout après les sanctions américaines contre le bras droit du président de la Chambre, Ali Hassan Khalil, et contre l’ancien ministre Youssef Fenianos, dont le timing a constitué, pour elles, un message clair. Les deux formations ont eu donc le sentiment qu’un piège leur était tendu pour les isoler du pouvoir et de l’État, selon le fameux plan américain, sous couvert d’initiative française. Des sources françaises ont eu beau dire qu’il n’y avait pas de coordination entre la France et les États-Unis sur ce sujet précis, pour Amal et le Hezbollah, les coïncidences ne pouvaient être fortuites.
Des sources proches du Hezbollah et d’Amal ont donc commencé à demander à haute voix en quoi l’initiative française diffère-t-elle de la politique américaine ? Les Français auraient-ils cherché à neutraliser le Hezbollah en recevant Mohammad Raad pour mieux lui arracher des concessions ? Ces questions étaient d’autant plus d’actualité que le secrétaire d’État américain adjoint pour les affaires du Proche-Orient, David Schenker, avait déclaré récemment que les Américains et les Français ont les mêmes objectifs au Liban. Pour ces formations, on leur a fait des concessions dans la forme pour leur soutirer des concessions sur le fond...
Amal et le Hezbollah ont donc décidé de réagir et la visite de cheikh Saad Hariri à Aïn el-Tiné pendant le week-end n’a pas réussi à calmer la colère du président de la Chambre. Au contraire, Nabih Berry s’est senti piégé et il a choisi de réagir en annonçant son refus de participer au gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et en défiant Moustapha Adib de pouvoir former un gouvernement sans les chiites.
L’impasse totale se profilait ainsi à l’horizon et derrière elle, c’était l’initiative française qui était menacée. C’est pourquoi il a été décidé de prolonger le délai fixé par le président Macron, pour trouver une solution à ce que l’on appelle désormais « le nœud chiite » et pour permettre la naissance du gouvernement sur de nouvelles bases qui respectent les équilibres communautaires.
Il semble que les carottes du président Macron sont déjà cuites. Espérons qu’il a encore un bâton. Mais si j’étais Adib, démission tout de suite.
22 h 48, le 15 septembre 2020