
La façade de l’Association des banques du Liban, à proximité de la place des Martyrs, barricadée par peur du mouvement de contestation. Photo M.A.
Si c’est bien fin août 2019 que les Libanais ont commencé à ressentir les premiers effets de la crise économique et financière (voir notre édition du lundi 24/8) dans laquelle ils avaient commencé à s’enfoncer, c’est à partir de la mi-octobre que l’effondrement s’accélère. Le gouvernement dirigé par Saad Hariri n’a alors toujours pas finalisé l’avant-projet de budget pour 2020 – ce qu’il aurait dû faire, selon la Constitution, avant l’ouverture de la session parlementaire démarrant le 15 octobre 2019.Pour ne rien arranger, l’exécutif est aussi aux abonnés absents alors que les banques restreignent, sans y être habilitées par la loi, l’accès des déposants à leurs comptes en devises, une situation à l’origine d’une grogne grandissante dans un climat de récession généralisée. Tout bascule le 17 octobre lorsque le gouvernement annonce, via le ministre des Télécoms, Mohammad Choucair, sa décision de taxer les appels passés via les applications de messagerie instantanée pour tenter de doper les revenus de l’État issus des Télécoms.
Fermeture des banques
La goutte d’eau qui, à l’époque, fait déborder le vase. Si le ministre assure, dans la soirée du 17 octobre, que la mesure est finalement abandonnée, le mal est fait : des milliers de manifestants ont déjà commencé à bloquer les principaux axes routiers du pays, marquant ainsi le début d’un vaste mouvement de contestation dirigé contre la classe politique accusée, entre autres, de corruption et d’incompétence. Certains partis politiques – Forces libanaises et Parti socialiste progressiste – se rallieront un peu trop rapidement à ce mouvement qui les vise pourtant également. Outre les bâtiments officiels des institutions – dont ceux de la Banque du Liban (BDL) – des foules en colère assiègent et parfois dégradent le siège de l’Association des banques au Liban (ABL) et des agences bancaires à Beyrouth comme dans d’autres villes du pays. Face à la colère populaire qui prend tout le pays, le gouvernement finit par démissionner fin octobre, après avoir livré un avant-projet de budget trop ambitieux pour être crédible (le ratio déficit/PIB est fixé à 0,63 %, alors que tout semble indiquer que l’objectif de 6,59 % de 2019 ne pourra pas être respecté).
Il faudra attendre fin janvier 2020 pour que la classe politique désigne une nouvelle équipe.À l’image d’une grande partie des entreprises, les banques ont fermé les portes de leurs agences depuis que les manifestations ont commencé. Mais l’ABL et la BDL assurent que le secteur continue de traiter certaines opérations et de réapprovisionner les distributeurs automatiques de billets, qui sont toutefois de moins en moins nombreux à donner des dollars aux usagers.En l’espace d’un mois, les banques n’ouvrent, finalement, leurs portes qu’une poignée de jours, avant de les refermer jusqu’au 19 novembre 2019. À la réouverture, les clients se ruent sur les guichets, pour retirer leurs salaires en espèces ou ordonner des transactions qu’ils ont été contraints de reporter depuis la mi-octobre, une scène inédite dans un pays où le secteur bancaire faisait jusqu’ici office de pilier.Le 10 novembre, le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, monte au créneau pour tenter d’apaiser les déposants comme les investisseurs, assurant que le Liban n’instaurera pas de façon permanente de restrictions sur les transactions bancaires et que la crise du taux de change dollar/livre – passé de 1 600 livres pour un dollar le 17 octobre à 1 700 à la fin du même mois chez les agents de change – n’est pas symptomatique d’un mal plus profond. Des garanties qui ne feront pas longtemps illusion. Tout d’abord parce que si la parité de 1 507,5 livres pour un dollar est officiellement maintenue, il est devenu pratiquement impossible d’acheter des dollars à ce taux. Ensuite, parce que la conférence de presse du gouverneur est organisée quelques jours après la publication d’une circulaire de la BDL pour le moins inquiétante dans laquelle la Banque centrale demande aux établissements bancaires du pays d’augmenter leurs fonds propres de 20 % par rapport au 31 décembre 2018, ce qui revient à appeler leurs actionnaires à les recapitaliser.
Mesures toujours illégales
Enfin, si les banques rouvrent bien définitivement leurs portes le 19 novembre, elles officialisent au passage les restrictions mises en place lors des mois précédents via l’ABL. Si peu de limites sont imposées pour les opérations à l’intérieur du pays, les transferts vers l’étranger à partir de comptes en devises sont par exemple limités aux « dépenses personnelles urgentes » – déclinées en plusieurs catégories – tandis que les retraits d’espèces en dollar se voient réduits au minimum depuis ces mêmes comptes. C’est également à ce moment que l’ABL consacre le principe « d’argent frais », une expression désignant des fonds en devises déposés en espèces ou transférés depuis l’étranger sur des comptes spécifiques soumis à aucune restriction – un concept qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde sous cette forme. Le problème, c’est que cette tentative d’harmonisation des restrictions – ou contrôle informel des capitaux – ne légalise pas les mesures adoptées pour autant, celles-ci devant être entérinées par la BDL dans un premier temps et pour une période limitée, puis par le Parlement. Neuf mois plus tard, il n’en est toujours rien, une partie de la classe politique, le président du Parlement Nabih Berry en tête, y étant hostile, tandis que les rumeurs concernant des politiciens, banquiers ou de riches déposants à qui les banques auraient permis de transférer des milliards de dollars à l’étranger se font, elles, plus persistantes.Cette combinaison de facteurs a en tout cas pour conséquence d’aggraver la crise de confiance déjà bien avancée de nombreux déposants, entreprises ou particuliers, locaux ou issus de la diaspora, et qui cherchent désormais à retirer leurs économies. De nombreux dossiers se retrouvent devant des juridictions locales – et parfois étrangères – mais aucun jugement définitif sur le fond n’a encore été prononcé à ce jour – une situation facilitée par l’absence de loi.
La messe est dite
De son côté, la BDL tente tant bien que mal de contrôler la situation. Alors qu’elle subventionne depuis octobre 2019 les importations de carburant, de blé et de médicaments (circulaire n°530) en puisant dans ses réserves de devises, elle adapte fin novembre son mécanisme aux importateurs de matériel médical ainsi qu’aux fabricants locaux de médicaments, à la suite de l’insistance de ces deux filières (circulaire n° 535). Le gouverneur confirmait toutefois hier au site Arab News que les réserves de la Banque centrale ne permettraient plus de subventionner les importations de carburant, de blé et de médicament d’ici à trois mois... À l’automne 2019, la marge de manœuvre de la BDL se réduisait déjà rapidement. Ainsi, fin décembre 2019, le Liban, alors toujours sans gouvernement, semble déjà se diriger vers un défaut de paiement de sa dette publique, après s’être acquitté de plus de 5,1 milliards de dollars (2,9 milliards de dollars de principal – montant de l’emprunt – et 2,2 milliards d’intérêts) pour honorer des eurobonds (obligations d’État en devises) arrivés à échéance en 2019. Pour gagner du temps, le gouverneur propose un swap (opération d’échange de titres) aux banques afin de récupérer les titres qu’elles détiennent et qui arrivent à échéance en 2020 contre d’autres de maturité plus longues qu’elles possèdent. Mais les banques, envers qui la BDL a des engagements déjà considérables – entre réserves obligatoires et certificats de dépôts – refusent cette alternative.En janvier, toutes les perspectives semblent bouchées. La contestation, qui a connu une baisse d’intensité pendant les fêtes, reprend du poil de la bête. Le taux de change sur le marché parallèle, qui s’impose de plus en plus comme le véritable marqueur du niveau de la monnaie nationale, oscille quant à lui entre 2 000 et 2 100 livres pour un dollar à fin 2019. Début janvier, il franchit la barre des 2 500 livres pour se stabiliser temporairement à ce niveau. Le gouverneur, de plus en plus critiqué, essaie encore de limiter la casse en écartant le spectre d’un effondrement économique. Il ira même jusqu’à annoncer, le 21 janvier, soit le jour de la formation du gouvernement de Hassane Diab, un accord avec les agents de change pour maintenir le taux à 2 000 livres pour un dollar sur le marché secondaire. En vain.Pour les experts financiers qui sont de plus en plus nombreux à s’exprimer dans la presse et sur les réseaux sociaux, la messe est dite. La dette publique est en roue libre (91,6 milliards de dollars à fin décembre, soit en hausse de 7,6 % en un an), toutes les principales agences de notation américaines (Moody’s, Fitch et Standard & Poor’s) considèrent désormais les obligations libanaises comme un investissement ultraspéculatif, et les réserves de la BDL (valeurs des eurobonds comprises) ne cessent de fondre (37,3 milliards, soit -6 % en glissement annuel) sans que l’on sache comment le pays pourrait encore sortir la tête de l’eau.
Prochain article : Du défaut de paiement des eurobonds au blocage des négociations avec le FMI
Les déposants libanais qui ont travaillé toute leur vie pour s’assurer une épargne suffisante pour pouvoir vivre décemment ont vu leur épargne confisquée et sont contraints de mendier leur propre argent. C’est peut être aussi de notre faute d’avoir voulu croire tous les mensonges des responsables financiers et économiques du pays. Sachant que ces mêmes responsables ont bien pris le soin de mettre leurs fortunes à l’abri à l’étranger.
13 h 46, le 25 août 2020