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Lifestyle - Explosion de Beyrouth

Le palais Sursock-Cochrane : la mémoire en morceaux

Le palais Sursock-Cochrane : la mémoire en morceaux

Rodrick Cochrane et son borsalino dans les jardins du palais meurtri.

La grille du jardin est grande ouverte, comme le cœur du propriétaire qui m’accueille toujours avec autant de chaleur. Rodrick Cochrane porte son borsalino habituel, il a toujours le regard malicieux, limite ironique, et commence par prendre des nouvelles avant que d’en donner : l’élégance avant tout.

Pourtant, il en a à donner, des nouvelles, et pas nécessairement bonnes. « Ariana et moi allons bien. Mary et ma mère récupèrent à l’hôpital. Le palais est totalement ravagé », disait son message de ce matin. Je me suis précipité pour l’homme et pour la famille que j’affectionne particulièrement, mais aussi pour le palais, sommet de l’architecture patricienne beyrouthine du XIXe siècle et mémoire à lui tout seul d’une ville qui se voulait le petit Paris du Levant. C’était il y a bien longtemps…


Au cœur du palais, un spectacle de désolation.


Rodrick me distille la vérité par doses prudentes, comme un médecin à un malade. Il commence par un petit tour vers l’arrière : déjà la façade de droite ne porte plus de fenêtres, ce sont des trous béants. Où sont donc les œils-de-bœuf qui semblaient receler tant de mystères ? Où sont les fenêtres et leurs persiennes jadis méticuleusement entretenues ?

Mais le véritable crève-cœur est sur la façade nord, celle qui fait face au port et qui a pris tout le souffle de l’explosion de plein fouet. Les arcades de bois dentelé semblent n’avoir jamais existé. Le mur est boursoufflé d’une horrible façon, les deux angles nord-est et nord-ouest présentent d’inquiétantes fissures, on dirait qu’ils pourraient s’effondrer d’un moment à l’autre. La toiture défoncée ressemble à ces toits de maisons abandonnées à travers lesquels on voit le ciel azur.


Les dégâts sur la façade de cette bâtisse, sommet de l’architecture patricienne beyrouthine du XIXe siècle.


Dans la cour du jardin, des ouvriers achèvent de débarrasser les accessoires brisés du mariage avorté de la veille : chacun est un miraculé, chacun a une histoire à raconter. Mais surtout, je réalise que le plus beau palais de Beyrouth n’était pas plus solide que n’importe quelle autre bâtisse à tuiles rouges. C’en est trop, je fonds en larmes devant le propriétaire qui, lui, garde son flegme hallucinant et fait mine de ne rien remarquer.

Et encore, je n’ai rien vu. Ayant attendu que je me reprenne, il m’encourage à aller à l’intérieur. « Prends des photos, c’est toi l’archiviste », lance-t-il pour m’encourager. Une boule dans la gorge, je monte l’escalier principal couvert de fins débris de tuiles et de plâtre, tout cela crisse de manière sinistre. Mais ce que je découvre en pénétrant dans le grand salon est une insulte à notre humanité : il ne reste plus rien du palais Sursock-Cochrane que la famille avait défendu bec et ongles aux pires moments de la guerre. Les portes jetées à terre par un géant fou, les boiseries orgueilleuses effondrées et brisées, les plafonds peints arrachés, les tableaux vieux de plusieurs siècles lacérés, les statues abattues et décapitées, des centaines d’objets réduits en poussière, des livres, des arbres généalogiques, des bibelots d’une incroyable finesse, tout est éparpillé, les tapis sont couverts de bouts de verre tranchants. Et du verre, il y en a partout parce qu’il n’y a plus une vitre intacte, et tout cela tranche, et lacère, et crisse. Piétiner ce maelstrom est un sacrilège.


Le palais Sursock-Cochrane ravagé par la double explosion au port de Beyrouth, mardi. Photos Georges Boustany


Droit comme un i

Alors je filme, je prends des photos, que faire d’autre devant un tel désastre ?

Un désastre sans cause identifiable, un coup du sort, « si au moins on savait ce que c’est », dit un Rodrick d’un calme perturbant. Se rend-il vraiment compte de ce qui se passe ? Il répond tout aussi calmement : « Peut-être pas encore », et je n’ose penser au moment où il réalisera l’énormité de la chose, lui qui va « dormir sur place faute de pouvoir fermer les portes arrachées » ;

je n’ose penser à la Lune qu’il verra à travers les tuiles et aux fantômes qui n’apprécieront certainement pas ce réveil inopiné.

Je regarde Rodrick et je regarde le désastre, je ne sais plus quoi dire, m’apitoyer mais à quoi bon, offrir des conseils, mais pour lui, c’est du déjà-vu, toutes choses égales par ailleurs, car durant la guerre, le palais a reçu son lot d’obus. Mais aucune commune mesure avec ce souffle du diable ! Je me risque à lui recommander de sauver les tapis des débris tranchants, mais il « sait quoi faire et par où commencer ». Alors je lui demande comment il compte s’y prendre pour la reconstruction, il y a là des millions de dollars de dégâts. Sa réponse ne me rassure pas : « Je continuerai les mariages dans le jardin qui est intact et je rebâtirai au fur et à mesure. » Je pense de plus en plus qu’il ne réalise vraiment pas l’ampleur du désastre. Il faudrait des centaines et des centaines de mariages pour financer la reconstruction. L’hiver est aux portes, les premières pluies vont entrer par la toiture défoncée et ajouter du ravage au ravage. « Nous allons installer des bâches », rétorque-t-il simplement.

Rien ne déstabilise ce diable de capitaine droit comme un i dans son navire échoué. C’est à croire que ce cauchemar s’inscrit dans le cours des choses et qu’il sera traité comme le reste, avec sang-froid et méticulosité. Mon ami n’a pas le moindre doute quant au chemin à suivre, il dévore un sandwich entre deux ouvriers, et son assistante Jessica semble aussi calme – ou inconsciente, ou sonnée – que lui.

Je prends congé de Rodrick en promettant que nous allons tous nous battre avec lui. Ce palais aura besoin de financement, de volontariat, de collecte de dons, d’un combat long et difficile pour sauver ce qui doit l’être ;

ce palais n’appartient pas seulement aux Cochrane, il appartient à chacun d’entre nous qui croit encore dans la pérennité du Liban.

Dans son navire échoué, dévasté, le capitaine regarde déjà loin devant. Son palais s’est avéré mortel comme tous les autres et comme nous tous, mais tant qu’il restera des hommes comme lui, notre pays ne mourra pas.

La grille du jardin est grande ouverte, comme le cœur du propriétaire qui m’accueille toujours avec autant de chaleur. Rodrick Cochrane porte son borsalino habituel, il a toujours le regard malicieux, limite ironique, et commence par prendre des nouvelles avant que d’en donner : l’élégance avant tout.Pourtant, il en a à donner, des nouvelles, et pas nécessairement bonnes....

commentaires (1)

Je n’arrête pas d’écrire depuis des mois que ces vendus veulent effacer toute trace de notre patrimoine aussi bien culturel que cultuel. Ils cherchent par tous les moyens a changé le paysage de notre petit bijou ainsi que ses parfum de thym et de fleurs, ainsi que son peuple débordant d'idées et de projets littéraires comme scientifiques pour le transformer en une déchèterie et un bled archaïque qui leur ressemble et où ils se retrouveraient dans leur élément. Tant que ça n’est pas fait, ils utiliseront tous les moyens pour asphyxier le peuple en détruisant leur environnement et leurs sources de vie pour arriver à leur fin. IL NE FAUT PAS QU’ON LEUR FACILITE LA TÂCHE, ON PANSE NOS PLAIES ET ON ON LES CHASSE À COUP DE PIEDS ET DE GRIFFES.

Sissi zayyat

10 h 03, le 06 août 2020

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Commentaires (1)

  • Je n’arrête pas d’écrire depuis des mois que ces vendus veulent effacer toute trace de notre patrimoine aussi bien culturel que cultuel. Ils cherchent par tous les moyens a changé le paysage de notre petit bijou ainsi que ses parfum de thym et de fleurs, ainsi que son peuple débordant d'idées et de projets littéraires comme scientifiques pour le transformer en une déchèterie et un bled archaïque qui leur ressemble et où ils se retrouveraient dans leur élément. Tant que ça n’est pas fait, ils utiliseront tous les moyens pour asphyxier le peuple en détruisant leur environnement et leurs sources de vie pour arriver à leur fin. IL NE FAUT PAS QU’ON LEUR FACILITE LA TÂCHE, ON PANSE NOS PLAIES ET ON ON LES CHASSE À COUP DE PIEDS ET DE GRIFFES.

    Sissi zayyat

    10 h 03, le 06 août 2020

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