Repoussé depuis plusieurs mois, l’audit de la Banque du Liban que l’exécutif a annoncé vouloir lancer en parallèle des négociations qu’il mène avec le Fonds monétaire international (FMI) pour décrocher une assistance financière afin de redresser le pays aura peut-être finalement lieu.
Le gouvernement libanais, réuni hier en Conseil des ministres au palais présidentiel de Baabda, a en effet fini par choisir la société Alvarez & Marsal qui a été adoptée par l’exécutif pour l’aspect juricomptable (forensic audit), selon les annonces faites avant même la fin de la réunion. Ce choix a été arrêté après une polémique de plusieurs semaines concernant l’entreprise Kroll, qui, après avoir été approuvée par le cabinet en avril, a finalement été refusée par plusieurs ministres sous le prétexte – non corroboré par des éléments à charge précis – qu’il s’agit d’une « agence israélienne ».
L’exécutif a en outre confirmé qu’il fera bien appel au réseau néerlandais KPMG et à l’Américain Oliver Wyman pour participer aux autres volets de l’audit. Selon une source du ministère des Finances, les contrats devraient être « rapidement signés ».
Différent de Kroll
Basée à New York, aux États-Unis, Alvarez & Marsal a été fondée en 1983. Elle s’occupe de redressement managérial (turnaround management), de restructuration d’entreprise et d’optimisation de performances. Mais sa spécialité est le « positive restructuring », soit une approche qui vise à limiter l’impact négatif d’une restructuration en matière de capital humain sur la productivité de la société concernée. Sur sa page publiée sur le réseau social professionnel LinkedIn, la société se définit comme un acteur capable d’intervenir « lorsque les approches conventionnelles ne sont pas suffisantes pour entamer un changement et atteindre des résultats ». Elle possède un bureau au Moyen-Orient à Dubaï.
Parmi ses faits d’armes, la société a par exemple participé entre 2008 et 2012 à la restructuration et à la vente des actifs de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers qui a été une des premières victimes de la crise financière de 2008. La restructuration de la banque a été qualifiée en 2013 de « réussite (…) pour les clients mais aussi pour les créanciers », par les juges du tribunal des faillites du sud de New York, James Gidden et James Peck. Lehman Brothers a déjà remboursé 125 milliards de dollars à ses clients et ses créanciers, sur le total qu’elle doit.
Alvarez & Marsal n’a en outre commencé à renforcer ses capacités dans le domaine de la juricomptabilité qu’il y a quelques années, mais possède néanmoins plusieurs spécialistes dans son équipe à l’image de l’un de ses cadres, Bill Waldie, qui est notamment passé par le FBI au cours de sa carrière. « Alvarez & Marsal n’est pas exactement sur le même créneau que Kroll, qui est spécialisé dans les enquêtes visant à reconstituer l’historique des transactions, en utilisant des services d’anciens membres du renseignement. Sa mission principale consiste plutôt à » nettoyer « le bilan d’une entité, en soldant notamment son passif, ce qui l’amène à devoir effectuer des recherches sur certaines opérations », explique un expert financier sous couvert d’anonymat.
« Seigneuriage sur la stabilité financière »
Comme cela devait être le cas pour Kroll, Alvarez & Marsal va donc s’acquitter avec KPMG et Oliver Wyman de la lourde tâche d’auditer les comptes de la BDL, qui partage avec l’État et le secteur bancaire une ardoise de 241 000 milliards de livres libanaises, soit 69 milliards de dollars selon un taux de change révisé à 3 500 livres pour un dollar. La parité officielle est toujours, sur le papier, de 1 507,5 livres pour un dollar, mais le taux du marché noir gravite, lui, toujours autour de 8 000 livres. Le montant des réserves liquides de devises à la Banque centrale serait inférieur à 20 milliards de dollars, selon une source bien informée, qui précise que ce total inclut les réserves obligatoires des banques. L’or n’est pas comptabilisé dans ce total (16,7 milliards de dollars à mi-juillet, soit les 2es réserves les plus élevées des pays arabes après l’Arabie saoudite, et les 20es au niveau mondial).
Hasard du calendrier, le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, a été épinglé hier par un article du Financial Times, qui, citant des documents comptables de 2018 qui lui ont été transmis anonymement, lui a reproché d’avoir « dopé les actifs de l’institution d’au moins 6 milliards de dollars en utilisant des méthodes comptables non orthodoxes ». Selon un banquier contacté par L’Orient-Le Jour, ces actifs ont été qualifiés de « revenus de seigneuriage sur la stabilité financière », dont les montants auraient arbitrairement été déterminés par le gouverneur, en contravention avec tous les principes comptables en vigueur, un point également soulevé par le FT.
Les revenus de seigneuriage sont générés par la différence entre les coûts de production et de distribution de la monnaie et la valeur nominale de cette dernière. Le concept de revenus de seigneuriage « sur la stabilité financière » ne correspond en effet à aucune pratique comptable connue. « Le procédé n’est pas orthodoxe, mais il n’est pas non plus illégal, que ce soit vis-à-vis de la réglementation locale ou internationale », souligne le premier expert interrogé, qui indique aussi « que le cœur de la question était moins de savoir si le gouverneur avait le droit de faire ce qu’il a fait que de déterminer s’il avait été trop loin ».
La BDL n’a pour l’instant pas réagi à ces propos, pas plus que Deloitte et Ernst & Young, qui auditent habituellement ses comptes.
Avis partagés
La désignation d’Alvarez & Marsal a en tout cas beaucoup fait réagir, polarisant parfois les positions. Une source proche du dossier considère que le fait que l’exécutif ait choisi cette société plutôt que Forensic Technologies International Consulting (FTI Consulting ou FTI), qui était pressentie à un moment, reste « une bonne nouvelle » qui a été « bien accueillie par les parties qui réclament un audit des comptes de la BDL ». Elle n’écarte cependant pas la possibilité que ceux qui sont hostiles à cette perspective « ne tentent de saboter cette nouvelle tentative d’aller de l’avant », alors que les négociations avec le FMI sont à l’arrêt.
Proposé par le ministre des Finances, Ghazi Wazni, proche du mouvement Amal du président du Parlement Nabih Berry, FTI avait été un moment pressenti pour prendre la place de Kroll. Sa candidature avait été examinée lors de la séance du Conseil des ministres du 7 juillet, sans qu’une décision soit prise. Présentée comme une alternative à Kroll, FTI était néanmoins davantage une société de relations publiques, dont le principal corps de métier est de gérer l’image de ses clients auprès des investisseurs. Contrairement à Kroll, la société possède de plus des bureaux à Tel-Aviv, ce qui soulève des questions sur le fait que la première de ces deux sociétés ait pu être écartée, à la demande des deux partis chiites, Amal et Hezbollah, en raison de ses liens présumés avec Israël.
Mais le choix d’Alvarez & Marsal a également été critiqué, notamment sur les réseaux sociaux, par des experts qui ont souligné l’historique de l’un de ses cadres, Joseph Berardini. Directeur général au sein de la société depuis 2008, l’homme d’affaires de nationalité américaine a fait carrière chez l’ancienne cinquième plus grande entreprise d’audit, Arthur Andersen, en 1972, et a atteint des postes de direction en 1982. Or cette société a été emportée par l’affaire impliquant la faillite du célèbre groupe énergétique américain Enron, qui a été mise en lumière en 2001 et est considérée comme un des plus grands scandales financiers des dernières décennies.
Le département de la Justice américaine avait accusé alors Andersen d’avoir « orchestré des destructions massives de documents », bien que celle-ci ait nié toute implication. Joseph Berardini avait alors démissionné de son poste de dirigeant au sein de la société d’audit, qui a été condamnée en 2002 par un tribunal du Texas pour « obstruction à la justice », en pointant du doigt des destructions de documents. En 2005, la Cour suprême des États-Unis avait toutefois fini par annuler cette condamnation.
Pourquoi ce n'est jamais clair avec le gouvernement libanais? Le choix de la société Alvarez & Marsal a été adopté pour l’aspect juricomptable (forensic audit) ou pour le « positive restructuring »?
06 h 19, le 23 juillet 2020