Arrimée au dollar depuis plus de vingt ans, la livre libanaise a entamé en août dernier une chute spectaculaire qui a contribué à accélérer l’effondrement de l’économie du pays en général, et de son système financier en particulier, dont la résilience n’a pourtant cessé d’être mise en avant ces dernières années. Mais le cauchemar actuel combinant hyperinflation et pénuries ne pourrait en être qu’à ses débuts, juge Bank of America (BofA) dans un rapport intitulé « Le fantôme du passé de l’hyperinflation », destiné aux investisseurs et dont le contenu a fuité dans la presse depuis sa publication lundi.
« Pour résumer, BofA estime que le taux auquel la monnaie nationale s’échange pourrait atteindre plus de 46 000 livres pour un dollar d’ici à la fin de l’année – soit une augmentation de 2 223 % par rapport à la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar –, avec tout ce que cela peut avoir comme conséquences sur les prix si les dirigeants persistent dans leur immobilisme en matière de réformes », expose à L’Orient-Le Jour un financier sous couvert d’anonymat. Un immobilisme notamment matérialisé par la suspension, la semaine dernière, des négociations démarrées le 13 mai dernier entre les dirigeants libanais et le Fonds monétaire international (FMI) et devant en principe permettre au pays de débloquer une assistance financière afin de contribuer à redresser son économie et à commencer à éponger ses pertes. Outre le fait qu’elle pourrait aboutir à « mettre en danger la stabilité sociopolitique » et générer de profondes inégalités sociales, cette paralysie est d’autant plus problématique que l’essentiel des soutiens potentiels du pays – à l’image du Groupe international de soutien au Liban (GIS) – ne devraient pas mettre la main à la poche si les négociations avec le FMI n’aboutissent pas.
Vitesse de circulation de la monnaie
S’ils évoquent d’emblée un parallèle entre la crise actuelle et la « spirale inflationniste » qu’a connue le pays entre « 1985 à 1992 », soit vers la fin de la guerre civile qui avait éclaté en 1975, les auteurs du rapport soulignent néanmoins l’importance de la différence de contexte. « À l’époque, le pays était en guerre et il était davantage question de survie que de réformes », commente encore la source précitée. Il reste que BofA a pris en compte la vitesse de circulation de la monnaie sur cette période pour faire les calculs qui lui ont permis d’établir sa projection concernant la dépréciation de la livre, entre autres paramètres (la vitesse de la circulation de la monnaie a été multipliée par 4,6 depuis le début du mouvement de contestation débuté le 17 octobre 2019). Elle appelle également à relativiser les conclusions du rapport, qui « restent théoriques », soulignant que les auteurs eux-mêmes ont invité leurs interlocuteurs à « appréhender les résultats (…) avec prudence, compte tenu des limitations en termes de données et de méthodologie ».
Responsabilité de la BDL
Selon le rapport, le taux d’inflation au Liban en mai a augmenté de 56,6 % en glissement annuel, soit proche de l’estimation à la fin de l’année 2020 du gouvernement (53 %). En comparaison, en 1987, au plus fort de la période inflationniste libanaise, le taux d’inflation flirtait avec les 500 % d’augmentation annuelle. Pour BofA, cette tendance est provoquée par la combinaison de plusieurs facteurs dont le dérèglement de l’offre et de la demande de dollars, la baisse des transferts de fonds vers le pays en 2020 (ils ont augmenté de 6 % en 2019 à 7,4 milliards de dollars, selon les chiffres de la Banque du Liban, relayés par le « Lebanon This Week » de la Bank Byblos), l’aggravation du déficit budgétaire (qui s’est encore plus creusé en raison du confinement lié au Covid-19) ou encore les sorties de devises, qui n’ont pas pu être encadrées, faute de loi sur le contrôle des capitaux. Pour rappel, les banques libanaises ont commencé à restreindre l’accès des déposants à leurs dépôts en devises depuis l’automne dernier. Une mesure visant à mitiger l’impact de la crise de liquidités en devises que traverse le pays – et « éviter une faillite » du secteur, relève BofA –, mais qui est illégale tant que le Parlement ne l’a pas entérinée.
BofA critique d’ailleurs l’absence de réactivité des députés sur ce dossier. Elle évoque également la responsabilité de la Banque du Liban (BDL) concernant l’instabilité actuelle du taux de change – et donc l’inflation –, pointant principalement du doigt les nombreuses circulaires adoptées depuis fin avril et qui ont, sans l’affirmer clairement, posé les bases d’un nouveau régime de change. BofA cite notamment la circulaire n° 151 adoptée le 23 avril et qui a encouragé la « lirafication des dépôts bancaires ». Pour rappel, ce texte autorise les retraits de « dollars libanais » en livres au taux de 3 850 livres actuellement, contre 3 000 livres lors de son entrée en vigueur. Les auteurs du rapport considèrent en outre que la circulaire n° 551 du 16 avril, qui contraint les sociétés de transfert d’argent à convertir en livres et à un taux fixé par la BDL différent de la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar les montants transférés à leurs clients avant de les décaisser, a également joué un rôle central dans la dépréciation de la monnaie nationale.
BofA a également considéré que les propositions alternatives mises sur la table par le secteur bancaire courant mai, pour tenter de contrer le plan de redressement du gouvernement, partaient sur un constat trop « optimiste », rappelant que le FMI avait sur ce point validé les grandes lignes du diagnostic de l’exécutif, notamment au niveau de l’estimation des pertes accumulées par le pays (État, BDL et secteur bancaire). Elle regrette de plus « l’opposition des forces politiques » au forensic auditing (audit juricomptable) des comptes de la BDL que le gouvernement souhaite entreprendre depuis avril. Un dossier qui pourrait connaître une avancée décisive lors de la réunion du Conseil des ministres aujourd’hui au cours de laquelle les responsables devraient trancher entre les deux candidats potentiels – Kroll et Forensic Technologies International Consulting (FTI) – pressentis pour accompagner le réseau KPMG et le cabinet Oliver Wyman, qui ont fait consensus.
BofA insiste enfin sur la nécessité pour le pays de lancer sans plus attendre les réformes, notamment en matière de politique monétaire (unification des taux de change) et budgétaire (assainissement des finances publiques). Elle ajoute que « toutes les études démontrent le besoin urgent d’un changement crédible et décisif du régime politique » accompagnant les réformes. Elle note aussi que tous les pays qui ont connu une hyperinflation n’ont pas pu être tirés d’affaire sans un « soutien financier international ».
Le taux de change sur le marché noir plutôt stable hier
Le taux de change entre le dollar et la livre libanaise s’est maintenu entre 9 000 livres le dollar à l’achat et 9 500 à la vente sur le marché noir selon le site Lebaneselira.org, un niveau proche de celui enregistré lundi (9 200/9 500 livres) et mardi (9 000/9 300 livres). Une tendance qui tranche avec celle de la fin de la semaine dernière : la monnaie nationale s’était dépréciée jusqu’à atteindre un pic de 10 000 livres pour un dollar vendredi passé, avant de reprendre du poil de la bête pendant le week-end (jusqu’à 8 000 livres pour un dollar en moyenne). Ces taux restent toutefois tous beaucoup plus élevés que la parité officielle établie depuis 1997 à 1 507,5 livres le dollar et qui n’est plus appliquée aujourd’hui que pour une palette très réduite de transactions.
Le taux de conversion imposé par la Banque du Liban (BDL) aux changeurs agréés est quant à lui toujours fixé à 3 850 livres le dollar à l’achat et 3 900 livres à la vente depuis le 18 juin, alors que celui en vigueur dans les banques lors des retraits acceptés par le secteur est passé la semaine dernière de 3 000 livres pour un dollar à 3 850 livres. Il est également à noter que le taux des sociétés de transfert d’argent est toujours fixé à 3 800 livres. La valeur de la livre reste encore très influencée par le marché noir, malgré les tentatives des autorités de la contrôler (lancement de l’application « Sayrafa », arrestation d’agents de change illégaux ou en infraction, ou annonces en devises dans les banques ou chez les agents de change). La dépréciation de la monnaie nationale est quant à elle une des principales conséquences de la dégradation spectaculaire de la situation économique et financière du pays du Cèdre depuis fin août dernier.
J.R.B.
Je fais une petite règle de trois très désolante. Si nous suivons la Syrie, le dollar ne vaudra plus 46000 livres mais bien le double. Le dollar valait 51 livres syriennes, il en vaut 3000 maintenant. Il valait 1500 livres libanaises... C’est ça le résultat des vases communiquants en économie avec le voisin plumé que le hezb et son paravent le CPL nous font subir.
15 h 57, le 11 juillet 2020