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Lifestyle - La carte du tendre

Au carrefour du ciel et de l’enfer

Au carrefour du ciel et de l’enfer

Des militaires français sur la falaise au-dessus de Nahr el-Kalb, en 1939. Collection Georges Boustany

Les voilà de retour de Baalbeck, nos militaires français (L’Orient-Le Jour du 2 mars 2019). En ce printemps 1939, rien ne permet encore de deviner que le mandat va être culbuté par la guerre la plus violente de l’humanité. L’armée française du Levant, à laquelle ils appartiennent, vit là ses dernières heures : elle a fini par s’endormir sur ses lauriers après avoir maté les révoltes syriennes et se contente désormais de faire du tourisme au Liban.

Au menu du jour, une excursion du côté de Nahr el-Kalb : dans la série d’où est tirée cette photo, nos joyeux drilles découvrent avec délices une vallée pratiquement intacte. Ils se baladent le long d’un système millénaire de collecte des eaux qui alimente Beyrouth. Ils glanent des plantes sauvages. Maraudent dans des vergers qui semblent n’appartenir à personne, escaladent des chênes séculaires. Ils sont jeunes et bourrés de testostérone et en l’absence de femme, c’est avec la nature qu’ils flirtent, cette nature encore vierge taillée à la mesure d’une population restreinte, cette nature douce comme une mère pour des générations de persécutés.

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Il n’y a pas de honte à dire qu’on a faim

Ils suivent ensuite le parcours des stèles, à l’époque un sentier accidenté qui monte à flanc de falaise : perçoivent-ils le phrasé de l’histoire dont ils ne sont qu’un mouvement, prennent-ils conscience de l’éphémérité de leur empreinte sur cette terre biblique, ressentent-ils les vibratos des envahisseurs qui ont laissé des inscriptions ici et là, pour célébrer leur victoire sur cette falaise réputée indomptable ?

Parvenus tout là-haut, les voilà happés par le ciel, ils découvrent un panorama à couper le souffle, on dirait une vue aérienne. Pour immortaliser l’instant, le photographe qui a déjà fait la preuve de son talent devant les colonnes de Jupiter réalise une nouvelle composition : il place à droite et sur près d’un tiers de l’image un morceau imposant de la falaise. Les rochers blancs battus par une brise ancestrale semblent à peine tolérer nos intrus ou en tout cas jeter sur eux un regard torve ; une chiquenaude et vous voilà dans la mer mes p’tits gars. L’image n’est pas sans rappeler la scène où King Kong porte la belle dans sa main, et à bien y regarder, on dirait en effet une main ouverte et un pouce levé : le paradoxe d’un pays accueillant et hostile tout à la fois, car cette main tendue en signe de bienvenue peut se refermer d’une seconde à l’autre, et sans aucun état d’âme, comme une plante carnivore.

La poussière des ans

Et voici le plat de résistance, si l’on ose dire : derrière eux et véritable objet de la prise de vue, s’étend une plaine aux mille nuances de vert bordée par la mer que l’on devine d’un turquoise de bon aloi. Ici, l’agriculture est reine et tout est organisé autour de cette activité : des vergers à perte de vue, essentiellement peuplés d’amandiers (on y fabrique d’ailleurs un délicieux marzipan), ponctués d’une végétation de saison : des laitues, des tomates, des cornes grecques, des haricots, des cucurbitacées, des aubergines, l’essentiel de la cuisine libanaise résumé en un coup d’œil. Et un peu partout, de modestes habitations de pierre ancienne que l’on peut compter sur les doigts des deux mains, des bâtiments si vieux que certains, comme ceux en ruine à l’embouchure du fleuve, sont désertés depuis des temps immémoriaux et les noms de leurs propriétaires perdus dans la poussière des ans.

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« Des halles déshonorantes »

Au loin, la côte qui abrite une belle plage de sable limoneux part en pointe, avant de se rabattre vers la baie de Jounieh dont on distingue le contour dans la brume. Comme l’on peut apercevoir la petite route côtière qui deviendra dans une vingtaine d’années l’horrible autostrade.

En cette fin des années trente, cette plaine côtière n’a pas changé depuis des siècles : au premier plan, Zouk Mosbeh est un petit village de quelques centaines d’âmes et vit essentiellement d’une agriculture irriguée par le fleuve du Chien (Nahr el-Kalb) et les sources d’al-Assal (miel) et de Jeita. Plus loin, c’est Zouk Mikael, du nom d’un chef turkmène du temps des Mamelouks, un bourg plus important qui fut à l’époque de la Moutassarifiya le siège du caza du Kesrouan. Zouk Mikael est connu pour son souk et ses nombreux couvents et monastères ; son histoire est celle d’une résistance continue aux envahisseurs et la rébellion coule dans le sang de ses habitants, car après avoir résisté aux Mamelouks et aux Croisés, ils vont s’en prendre au pacha égyptien, à Bachir Chehab II, au régime du double caïmacamat et au pouvoir féodal des Khazen. Il n’étonnera donc personne que leurs lointains descendants constituent un contingent non négligeable de la révolte du 17 octobre 2019…

Qui pourrait imaginer devant ce panorama le désastre qui va suivre ? On ne sait plus par où commencer : sur la pointe à l’extrême gauche va venir se greffer en 1956 la centrale électrique de Zouk, défigurant à jamais ce paysage avec ses installations hideuses et ses cheminées toxiques... Le mandat de Camille Chamoun n’a pas fait que des merveilles. Au centre de l’image, les terrains agricoles vont disparaître sous des immeubles résidentiels et des centres balnéaires qui vont privatiser l’accès à la mer. Et, sacrilège insupportable, le sommet de la falaise sera envahi par des promoteurs peu scrupuleux et débité en cailloux de carrières.

Pillé, dépecé, vendu au plus offrant, le Liban est un paradis détruit par ses propres habitants avec l’aide active de ses voisins et de tant d’autres qui se disent ses amis. Ancien lieu de rencontre de l’Orient et de l’Occident, trait d’union déchu entre deux mondes et plusieurs civilisations, notre pays ivre titube désormais au carrefour du ciel et de l’enfer, et chaque jour qui passe nous éloigne du premier et nous rapproche du second.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents, à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

Les voilà de retour de Baalbeck, nos militaires français (L’Orient-Le Jour du 2 mars 2019). En ce printemps 1939, rien ne permet encore de deviner que le mandat va être culbuté par la guerre la plus violente de l’humanité. L’armée française du Levant, à laquelle ils appartiennent, vit là ses dernières heures : elle a fini par s’endormir sur ses lauriers après avoir maté...

commentaires (2)

Belle photo ! Comme le proverbe dit "la route de l'enfer est plavee de bonnes intentions" , les gens qui construisent ces hotels le font avec bonnes intentions, development economique etc.

Stes David

17 h 41, le 28 juin 2020

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Commentaires (2)

  • Belle photo ! Comme le proverbe dit "la route de l'enfer est plavee de bonnes intentions" , les gens qui construisent ces hotels le font avec bonnes intentions, development economique etc.

    Stes David

    17 h 41, le 28 juin 2020

  • TRES INTERESSANT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 01, le 28 juin 2020

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