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Lifestyle - La carte du tendre

Il n’y a pas de honte à dire qu’on a faim

Il n’y a pas de honte à dire qu’on a faim

Un portefaix se lave les pieds sous l’horloge el-Abed, place de l’Étoile, Beyrouth, 1939. Collection Georges Boustany

Qui se souvient de Tanios Chbaniyeh ? Le 5 janvier 1980, il y a un peu plus de quarante ans, paraît dans L’Orient-Le Jour l’interview d’un parfait inconnu par la journaliste Hala Khoury. L’homme, un auguste chauffeur de taxi retraité qui a l’âge du siècle, apparaît dans deux photos qui accompagnent l’article. Le crâne dégarni, la mine allègre, une moustache blanche appuyée sur un sourire tout en retenue, il est vêtu comme il convient d’une chemise avec cravate sous un pull et une veste.

La guerre fait rage depuis près de cinq ans et la nostalgie commence à torturer les contemporains, qui réalisent que leur jeunesse est définitivement enterrée sous les décombres du vieux Beyrouth. Dans le noir ambiant, les souvenirs de Tanios sont comme un film de cinéma projeté sur un drap blanc.

Tanios a été l’un des tout premiers chauffeurs de taxi de la ville, ce qui en soi est déjà fascinant. Mais Tanios a eu une autre vie avant de prendre le volant : il a été portefaix. Dans sa voix, c’est un peuple muet qui s’exprime enfin, le silence d’une des professions les plus célèbres et les plus méconnues de l’ancienne Beyrouth qui se lézarde.

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« Des halles déshonorantes »

Lorsque je suis tombé sur l’interview de Tanios, j’ai tout de suite pensé à la photo d’aujourd’hui, prise par un militaire français de passage au Liban à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Voici un jeune portefaix qui se lave les pieds dans le bassin de l’horloge el-Abed, place de l’Étoile, en 1939. Les pierres imposantes sont un hommage monumental au courant Arts déco qui a envahi toute la ville. Autour, tous les immeubles du style mandat ont pris leur place : la Beyrouth des années trente, la plus belle version de notre capitale, est à son apogée.

Durant la grande famine de 1915, notre chauffeur de taxi avait l’âge de ce garçon, quinze ans à peine, lorsqu’il était portefaix. Comme ce garçon, il devait laver ses pieds brûlés en été ou gelés en hiver dans des fontaines publiques. Il devait, du matin au soir, transporter des charges plus lourdes que lui dans ces paniers en bambous suspendus à ses épaules. Il devait se protéger le dos du frottement du bambou, tranchant comme des lames de rasoir, avec ce même rectangle de jute épais qui donne horriblement chaud au soleil. Sans doute portait-il lui aussi des guenilles informes. Et il est très probable que ses cheveux de jais étaient eux aussi coupés à la serpe, en bol ou que sais-je, car quel portefaix peut se payer un barbier respectable avec le maigre pécule quotidien...

Et cette peau cuite et recuite comme de l’argile, cette peau dont les pores prennent tout ce que la ville compte de poussière, de crasse, de boue et de sueur poisseuse et qui exhale une odeur à la mesure de cette mixtion, cette peau qui est censée servir toute une vie mais à quel prix, cette peau où se gravent tous les adjectifs de l’indigence, qu’elle est émouvante, finalement, cette peau portée comme un bouclier antique par un enfant.

Le roi du monde

Au soir de sa vie, au moment où un Maurice Genevoix écrivait Trente mille jours avec des souvenirs flavescents, Tanios retiendra une seule anecdote de cette vie-là, de cette non-existence de misérable au temps de la grande famine : il raconte comment, accompagnant une dame à Souk el-Nourié, il ouvre un pot de mélasse qu’elle venait d’acheter – oui, le debs tout bête de nos petits déjeuners – et y plonge des doigts qu’il lèche avidement, pour combler un terrible creux à l’estomac. La dame s’en rend compte et lui offre le pot avec du pain, ce qui permettra à Tanios de nourrir sa famille ce soir-là. A-t-il regretté son geste ? Absolument pas, et Tanios de répondre avec des mots qui font mal aujourd’hui : « Il n’y a pas de honte à dire qu’on a faim. »

Dans les années vingt, la technologie va permettre à Tanios d’effectuer une ascension sociale fulgurante. Cet intouchable, qui n’avait même pas de quoi se payer un billet pour l’émigration, va devenir en 1924 un des tout premiers chauffeurs de taxi de la ville. Il devra pour cela verser toutes ses économies, l’équivalent de 30 livres-or osmanliyé, pour apprendre à manipuler une des trente autos taxis de Beyrouth. À l’époque, précise-t-il, ces taxis stationnaient à la place des Martyrs devant l’hôtel Khédivial, qui sera remplacé par le poste de police, ou devant le petit Sérail, ou encore à Haouz el-Dahdaily (future Tabaris) et à Zeitouné, près du restaurant Miramar. Qui se souvient de ces noms ? Qui se souvient de Tanios, fier comme Artaban le jour où la dame au debs montera dans son taxi et le reconnaîtra, dix ans après cette histoire ?

« Je ne suis pas un homme instruit, mais quand même, j’ai appris une chose, c’est que notre pays est le roi du monde », déclarait Tanios en pleine guerre du Liban, et alors que le centre-ville dans lequel il avait passé toute sa vie venait de partir en fumée. Dans ses prières, il dit demander à Dieu de rendre la paix à son pays. Et Hala Khoury de conclure : « Nous ne pouvons que nous associer à ses vœux, tout en lui souhaitant d’arriver à l’an 2000. Les choses iront peut-être mieux. » Peut-être… Le diable se cache dans les détails.

Nous y avons tellement cru, que notre pays était « le roi du monde » et que les choses iraient finalement mieux, que le réveil menace d’être terrible. Quelle sinistre ironie de l’histoire que de nous ramener, au moment où nous célébrons le centenaire du Grand Liban, aux terrifiantes années de la famine qui ont précédé la proclamation. Si nos portefaix pouvaient encore parler, ils en auraient des conseils à nous donner aujourd’hui.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.


Qui se souvient de Tanios Chbaniyeh ? Le 5 janvier 1980, il y a un peu plus de quarante ans, paraît dans L’Orient-Le Jour l’interview d’un parfait inconnu par la journaliste Hala Khoury. L’homme, un auguste chauffeur de taxi retraité qui a l’âge du siècle, apparaît dans deux photos qui accompagnent l’article. Le crâne dégarni, la mine allègre, une moustache blanche...

commentaires (3)

Toujours un immense plaisir de lire Goerges Boustany. C’est joliment écrit , captivant et sensible Un travelling élégant et différent dans l’histoire du pays Merci !?

Noha Baz

19 h 10, le 18 juin 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Toujours un immense plaisir de lire Goerges Boustany. C’est joliment écrit , captivant et sensible Un travelling élégant et différent dans l’histoire du pays Merci !?

    Noha Baz

    19 h 10, le 18 juin 2020

  • CHAQUE QUINZAINE, LA CARTE DU TENDRE NOUS ARRIVE COMME MIDI SUR NOVEMBRE RUBRIQUE AU FRANÇAIS RICHE, IMPECCABLE C’EST À LIRE, À RELIRE, ET À REPRENDRE. POÈTE DES MOTS ENJOUÉS POUR SURPRENDRE, SUR LA PHOTOGRAPHIE N’A RIEN À APPRENDRE DE ROLAND BARTHES ET DE SA CHAMBRE CLAIRE, ET DES MAÎTRES D’ORIENT ET DE FLANDRE. DU LIBAN OÙ NE MANQUENT LES CASSANDRE, ANNONCENT CORONA ET AUTRES ESCLANDRES, DUCHAMP C’EST SON NOM, AVEC MÉTRONOME ÉCRIT LA VIE AVEC SES JOIES ET SES MÉANDRES. MONSIEUR GEORGES BOUSTANY FAIT DES MERVEILLES. C. F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    11 h 31, le 14 juin 2020

  • ""Il n’y a pas de honte à dire qu’on a faim"". Bien sûr, il n’y a jamais de honte même à dire qu’on est mort de faim. Toujours la même admiration Mr. Boustany, j’ai écrit ce matin un poème d’éloge pour cette rubrique, mais la case de commentaire ne supporte pas les rimes… C. F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    11 h 26, le 14 juin 2020

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