Une machine qui tourne à vide… Sans produire une action, un mouvement ou de l’énergie. Telle est l’impression que donne, ou plus précisément que ne cesse constamment de donner, la vie politique sur la scène locale. Une déplorable constatation qui est plus que jamais de mise, à la lumière des assises élargies que le président Michel Aoun a pris l’initiative de convoquer en vue d’une séance de concertations – encore une, si toutefois elle se tient – avec l’ensemble des leaders et chefs de file du pays.
Sur le plan du principe, une telle rencontre « au sommet » est certes louable et devrait même être un passage obligé pour une sortie de crise, eu égard au cataclysme politique, économique, social et financier qui frappe de plein fouet les Libanais depuis plusieurs mois. Sauf que, dans la pratique, le réalisme le plus élémentaire nous amène à relever, loin de tout négativisme, que les conditions objectives pour la réussite de la démarche du chef de l’État sont loin d’être réunies.
Dans la situation actuelle du pays (et de la région), des questions d’ordre hautement stratégique et existentiel continuent de se poser avec acuité et requièrent plus que jamais des réponses claires et franches. Dans la mesure où c’est l’avenir du Liban et du Moyen-Orient qui est en jeu, toute réunion élargie regroupant les leaders des différentes composantes libanaises servirait à très peu de choses tant qu’un consensus sur les grandes options nationales n’aura pas été dégagé en amont des assises projetées. Celles-ci ne seraient, le cas échéant, véritablement constructives que si elles ont pour but de peaufiner et d’avaliser une vision commune qui aurait défini au préalable l’image, la vocation, le rôle et la place de l’entité libanaise dans son environnement, sans évidemment oublier le nécessaire accord sur la « philosophie » et les fondements du système politique et du nouveau pacte social sur lesquels les Libanais devraient plancher.
Nous sommes encore très loin, à l’évidence, d’une entente globale sur ces points fondateurs. De ce fait, une réunion des chefs de file ne pourrait avoir, dans le contexte présent, qu’un impact très limité : celui de « calmer le jeu » (et encore ! de façon transitoire) et de réaffirmer des lieux communs, des vœux pieux. Et pour cause : la ligne de conduite et le ciblage médiatique pratiqués par le directoire du Hezbollah depuis quelques semaines illustrent le fossé qui s’est formé lors de la fondation de ce parti et qui ne cesse de se creuser entre lui et les composantes du tissu social libanais. La formation pro-iranienne suit en effet, avec en filigrane une idéologie théocratique, une stratégie visant à entraîner le Liban dans une direction qui est diamétralement opposée à la traditionnelle vocation libérale du pays, à son pluralisme et aux réalités sociétales libanaises.
Les dirigeants du parti chiite se livrent depuis quelques semaines à un ciblage médiatique croissant axé sur la nécessité pour le Liban de s’orienter vers « l’Est » pour résoudre ses problèmes socio-économiques. Une telle option, clairement risible dans la conjoncture actuelle, a en réalité une portée beaucoup plus politique qu’économique. Le directoire du Hezbollah n’ignore certainement pas l’aspect saugrenu de sa proposition visant à développer des relations économiques privilégiées avec des pays tels que l’Iran ou – pire encore – la Syrie dont les monnaies nationales enregistrent une dévaluation continue, quasi quotidienne, plus grave que celle de la livre libanaise. Quant à la Chine, le sort des Ouïghours devrait fournir aux responsables du Hezb matière à réflexion…
Pour le parti chiite, l’enjeu se situe sur un tout autre terrain : il s’agit pour lui de distiller progressivement dans l’esprit des Libanais, jusqu’à la banalisation, l’idée d’une possible dislocation des relations traditionnelles que le pays du Cèdre a entretenues à travers les siècles (notamment depuis Fakhreddine II) avec le monde occidental. L’objectif recherché ici est de tenter de placer carrément le Liban dans l’orbite du nouvel Empire perse, quelles que soient les retombées économiques possibles d’une telle dérive à caractère existentiel. La raison d’État iranienne n’est-elle pas plus importante que les intérêts et le bien-être de la population libanaise ?
À l’ombre d’un tel contexte, un grave problème tout aussi fondamental se pose depuis quelques jours : la vague d’interpellations et d’arrestations enregistrées dans les rangs des jeunes activistes qui se montrent critiques à l’égard du président de la République et du Hezbollah. Certes, les propos injurieux visant le chef de l’État – ou toute autre personne, d’ailleurs – sont répréhensibles, sans compter qu’ils desservent la cause défendue. Mais cela ne justifie pas pour autant la dérive policière dont la menace plane sur le pays. Il s’agit, là aussi, d’une question existentielle. Un survol rapide de l’histoire ancienne et contemporaine du Liban illustre à quel point l’attachement à la liberté a été au fil des siècles la raison d’être du pays du Cèdre.
Se laisser entraîner sur la voie de la répression des libertés, notamment la sacro-sainte liberté d’expression, reviendrait à remettre en cause l’image traditionnelle du Liban, sa vocation séculaire d’ouverture sur le monde occidental et son pluralisme
sociocommunautaire, source de richesse. Mais dans la vie d’un peuple, il existe des lignes rouges qui ne sauraient faire l’objet de sombres compromissions…
commentaires (10)
Amine Maalouf, AU SECOURS !
Remy Martin
22 h 05, le 23 juin 2020