
Des heurts après un rassemblement place des Martyrs, le 6 juin. Photo João Sousa
Depuis le samedi 6 juin, les protestations populaires, dirigées au départ contre le pouvoir et l’ensemble de la classe politique, ont pris une nouvelle tournure dont la gravité n’échappe à personne. À l’origine de cette réorientation, l’entrée en force de l’élément chiite dans la contestation avec des slogans communautaires et des actes de violence en rupture avec ceux qui ponctuent les mouvements de protestation depuis le 17 octobre 2019.
« Chiaa (chiites), chiaa, chiaa », ont hurlé des centaines de manifestants de Khandak el-Ghamik, le 6 juin, en se ruant sur la place des Martyrs où une foule bigarrée appelait pêle-mêle à la chute du gouvernement Diab, à la consécration de l’autonomie de la justice, à la récupération des fonds publics détournés, à des législatives anticipées et à l’application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité (qui prévoit le désarmement des milices). Un cri identique clamé le soir même par des dizaines d’autres sur le très sensible axe Chiyah-Aïn el-Remmané, faisant resurgir du coup les démons de la guerre sur cette ancienne ligne de démarcation.
Toutefois, après la flambée du dollar face à la livre libanaise sur le marché noir, en milieu de semaine dernière, des milliers de jeunes venus de la banlieue sud de Beyrouth et des quartiers chiites de Fanar ont déferlé pour se joindre jeudi soir aux protestataires du mouvement du 17 octobre et crier leur rage face à un effondrement financier et socio-économique incontrôlé, dans ce qui devait plus tard apparaître comme une opération téléguidée plutôt qu’une réaction spontanée. La rage assortie d’actes gratuits de violence et de vandalisme a atteint son apogée dans la nuit de vendredi avec la mise à sac du centre-ville de Beyrouth, sans que les forces de l’ordre, généralement sans merci avec les manifestants, n’interviennent fermement.
L’entrée en jeu du facteur chiite dans la contestation, avec des slogans communautaires adressés tant aux sunnites qu’aux chrétiens, ajoutés aux appels lancés au niveau de cette même communauté pour un changement du système politique libanais, alors que l’étau des sanctions internationales se resserre autour du Hezbollah, a ravivé les craintes d’un conflit intercommunautaire. À Aïn el-Remmané et à Tarik Jdidé, des slogans hostiles à la communauté chiite et d’autres, blasphématoires envers la communauté sunnite, ont failli mettre le feu aux poudres.
Un paramètre manquant
Le Liban risque-t-il de basculer dans une nouvelle guerre fratricide? Quel intérêt le Hezbollah tire-t-il d’un retour aux barrières communautaires que le soulèvement du 17 octobre avait réussi à surmonter ? Quels messages adresse-t-il et à qui ? Aux Libanais qui appellent à l’application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité, parce qu’ils savent qu’il n’est pas possible, en présence d’armes illégales, d’édifier un État au vrai sens du terme ni de réaliser à cet effet des réformes structurelles substantielles? S’adresse-t-il à la communauté internationale, et plus particulièrement aux États-Unis, qui s’apprêtent à durcir les sanctions contre le Hezb et ses alliés dans la foulée de la loi César ? Ou encore au chef du courant du Futur, Saad Hariri, que le tandem chiite voudrait bien revoir à la tête du gouvernement ?
D’aucuns ont vu dans les récents événements et le discours politique tendu qui les a accompagnés les ingrédients d’une possible guerre civile que le moindre dérapage intercommunautaire pourrait générer, d’autant que les esprits sont chauffés à blanc. Ils rappellent dans ce contexte le climat politique et les tensions qui prévalaient à la veille de la guerre de 1975, surtout qu’à l’époque celles-ci étaient dues aux armes des Palestiniens et aux alignements politiques induits par ce facteur. Vues sous l’angle des armes du Hezbollah, les circonstances peuvent paraître aujourd’hui semblables, mais un paramètre de taille manque dans ce schéma : un feu vert et des intérêts régionaux et internationaux pour une guerre au Liban, souligne-t-on de sources proches du courant du Futur. Dans les cercles du parti chiite, on balaie les risques d’hostilités fratricides. « La stabilité reste pour nous une ligne rouge. Aucune partie n’a aujourd’hui intérêt à voir le pays basculer dans des incidents de sécurité, ce qui rendrait un énorme service à Israël, surtout que l’ennemi nous guette de partout », explique-t-on de sources proches du parti. Aujourd’hui, le pays du Cèdre ne représente pas un enjeu véritable dans le contexte de crises dans la région et d’épreuves de force internationales qui s’y greffent, estime-t-on de mêmes sources. De ce fait, la stabilité du pays reste de mise. En dépit de tout son étalage de force, le Hezbollah y reste donc attaché pour des considérations qui lui sont cependant propres et qui découlent de sa puissance, aux plans local et régional.
Une puissance tirée de la faiblesse de l’État
« Le Hezbollah n’a pas intérêt à provoquer une discorde intercommunautaire parce qu’en devenant partie prenante d’un conflit armé qui pourrait en résulter, il perdrait tous les avantages qu’il tire d’un état de fait qu’il a lui-même imposé », relève l’ancien député Salah Honein, en faisant remarquer que le parti de Hassan Nasrallah s’est constitué un bouclier de protection grâce à la faiblesse d’un État dont il contrôle tous les engrenages. « Un conflit armé porterait le coup de grâce à cet État faible et mettrait le Hezbollah au même diapason que les autres partis. Un effondrement sur le plan de la sécurité signifie l’émergence d’autres armes. Elles seraient alors égales à celles du Hezbollah, ce que ce parti ne tolérerait jamais, parce qu’il veut que les siennes continuent de peser au niveau politique », souligne-t-il.
Même si le parti chiite et avec lui le mouvement Amal se sont lavé les mains des incidents de la fin de la semaine dernière, il reste que cette démonstration de force ne peut être séparée du contexte de crise au Liban, qui menace de s’aggraver avec l’entrée en vigueur de la loi César. En resserrant l’étau des sanctions autour du régime de Bachar el-Assad, celle-ci ne manquera pas de peser sur le Liban. Avoir Saad Hariri plutôt que Hassane Diab à la tête du gouvernement rassurerait davantage le Hezbollah.
Les slogans communautaires, la mise à sac du centre-ville de Beyrouth et les actes de violence à Tripoli, où l’on dit que les forces du 8 Mars seraient intervenues à travers les partisans de Fayçal Karamé, pourraient être ainsi interprétés davantage comme un message adressé à un Saad Hariri déterminé à ne pas revenir au pouvoir sous le mandat de Michel Aoun, que comme une forme de pression destinée à se débarrasser du gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé.
C’est à ce message que Hassane Diab a répondu, samedi, dans son énigmatique diatribe contre des adversaires fantômes, à qui il a reproché, à coups d’allusions, des tentatives de « coup d’État ».
Le déploiement de partisans des deux formations alliées, identifiés par leurs tee-shirts noirs et leurs casquettes jaunes (Hezbollah) et vertes (Amal) aux entrées de Khandak el-Ghamik et de la banlieue sud, devait marquer dimanche soir la fin d’un épisode dans les pressions chiites sur Hariri que le Hezbollah voudrait donc voir revenir sur la scène locale. Et pour cause : le chef du courant du Futur reste un meilleur interlocuteur régional et international que le Premier ministre actuel.
De l’intimidation
À ce sujet, Salah Honein rappelle que « le Hezbollah d’aujourd’hui n’est plus le même que celui d’il y a quelques années, lorsque des capitales occidentales négociaient directement avec lui la libération de détenus par exemple. Il n’est plus aujourd’hui un interlocuteur, mais placé au ban de la communauté internationale. Sa seule protection est la présence d’un État faible qu’il ne peut pas s’aventurer à ébranler, sinon il signerait son arrêt de mort. Le Hezbollah est certes puissant, mais il a un côté vulnérable. Il ne peut pas s’engager au Liban dans des hostilités parce qu’elles le détruiraient localement et régionalement », analyse l’ancien député, qui place dans le seul contexte de l’intimidation la démonstration de force du parti chiite ces derniers temps.
Député du Kesrouan et ancien officier de l’armée, Chamel Roukoz minimise à son tour l’incursion de la formation chiite dans le quartier chrétien de Aïn el-Remmané, la plaçant également dans le cadre de l’intimidation. « Il n’y a pas eu un seul tir et les jeunes (assaillants) n’étaient même pas armés de bâtons », constate-t-il, en relevant qu’à la place des Martyrs, « il était évident également que les jeunes de Khandak el-Ghamik n’avaient pas l’intention de pousser loin leurs attaques, se contentant de slogans provocateurs ».
L’intimidation serait ainsi l’unique objectif du Hezbollah. Une pratique à laquelle la formation chiite a souvent recouru, en utilisant ses armes au plan interne pour transmettre des messages multidirectionnels. « Cette tactique a jusque-là réussi son effet en l’absence, en face, d’un front suffisamment puissant pour dire non » au Hezb, ajoute Salah Honein. Pourtant, rappelle-t-il, le parti de Hassan Nasrallah a démontré qu’il ne va pas au bout de son opposition ou de ses mises en garde quand celles-ci sont ignorées avec fermeté. L’ancien député revient ainsi sur la bataille de Nahr el-Bared contre des jihadistes palestiniens (2007), à laquelle cette formation était opposée et que l’armée avait quand même menée, ou encore à la chute du gouvernement de Saad Hariri, en octobre dernier. Les deux étaient pour Hassan Nasrallah des « lignes rouges et elles avaient quand même eu lieu », constate-t-il.
Mais les Libanais gardent en mémoire les événements du 7 mai 2008 lorsque les combattants de la formation chiite avaient mené un coup de force dans Beyrouth et détruit des permanences du courant du Futur parce que le gouvernement de Fouad Siniora voulait à l’époque bloquer le réseau de télécommunications du Hezbollah et limoger le chef de la sécurité de l’aéroport qui était proche de lui. À l’époque, le mouvement chiite avait considéré ces deux décisions comme « une déclaration de guerre ». L’opération militaire devait prendre fin une semaine plus tard et donner lieu à un processus politique qui s’était scellé par l’accord de Doha, grâce auquel le Hezbollah et ses alliés parvenaient à arracher une minorité de blocage au sein du gouvernement.
On se souvient aussi des obus tombés « accidentellement » non loin du palais présidentiel, en 2014, alors que l’ancien président Michel Sleiman, l’artisan de la déclaration de Baabda, s’efforçait d’engager le pays dans un processus devant mener à terme à un encadrement contrôlé de l’arsenal du parti de Dieu. La chute des obus, dont le message avait été vite capté par les principaux concernés, avait sonné le glas des efforts présidentiels.
Tout cela pour dire que les réactions du Hezbollah restent ponctuelles et ciblées, s’accorde-t-on à dire de diverses sources.
commentaires (15)
ÇÀ SENT BIEN LE BRÛLÉ ,LE ROUSSI SAUVE QUI PEUT !
Chucri Abboud
16 h 55, le 16 juin 2020