À l’instar de la grande majorité des Libanais qui endurent le fardeau d’une crise économique et financière pesante et la perte de leur pouvoir d’achat, les militaires, jadis enviés pour certains avantages sociaux dont ils bénéficient, voient aujourd’hui la valeur effective de leurs salaires se réduire comme peau de chagrin.
Un soldat ordinaire qui touche 1 292 000 LL par mois voit son pouvoir d’achat drastiquement réduit aujourd’hui, une somme qui peut à peine faire vivre sa famille à l’ombre de la flambée des prix des produits de consommation et des denrées, même de base. « Mon fils (un officier) de 32 ans, dont le salaire mensuel est de 2 200 000 LL (ce qui, au taux du marché noir, équivaut aujourd’hui à quelque 500 à 600 dollars), est venu me demander pour la première fois de l’argent », confie ainsi un ancien officier de l’armée.
Considérée comme le pilier central de la stabilité du Liban, l’institution militaire, dévolue au maintien de la sécurité intérieure en plus de sa mission traditionnelle de protection des frontières, est donc confrontée à un autre grand défi, à savoir la survie au quotidien de ses effectifs les plus vulnérables. Une situation qui risque, à moyen terme, de démoraliser la troupe souvent sollicitée pour des tâches lourdes, sensibles et risquées que les forces de l’ordre ont souvent des difficultés à assumer. Une mission rendue encore plus difficile en présence de plus de deux millions de réfugiés syriens et palestiniens– souffrant aussi de la précarité de la situation –, et de la perspective d’une recrudescence de l’instabilité et du chaos du fait de la pauvreté qui touche désormais plus de la moitié de la population libanaise.
Bien que se trouvant dans une situation un peu plus enviable que celle des employés du secteur privé, touchés de plein fouet par un chômage rampant, les militaires, plus précisément la catégorie des « endurants », soldats et sous-officiers, qui portent le plus gros poids sur leurs épaules, risqueraient dans un proche avenir de voir leur disponibilité au service sérieusement affectée, craignent des experts militaires.
Risque de désertions ?
« Plusieurs d’entre eux seraient ainsi tentés d’aller chercher un second emploi en parallèle pour arrondir leurs fins de mois », met en garde un ancien officier qui prend pour exemple la situation qui avait prévalu en 1984-1985, lorsque la valeur de la livre avait chuté de manière vertigineuse. « À l’époque, plusieurs soldats venaient me demander une permission pour aller subvenir aux besoins de leurs familles en effectuant de petits emplois parallèles », dit-il.
Ce qui est le plus à craindre en temps de crise aiguë est toutefois la question des désertions ou, pire encore, celle de délits ou autres crimes que seraient tentés de commettre des militaires si la faim devait venir frapper à leurs portes, fait remarquer un analyste qui a requis l’anonymat. « Dans les années 80, nous avons rencontré des situations où les soldats venaient nous voir en prétextant avoir perdu leur arme personnelle, alors qu’en réalité, ils l’avaient vendue aux milices impliquées dans la guerre civile. Un tel scénario n’est pas à écarter si les militaires devaient en arriver à ce point de privation », raconte l’analyste. Ce dernier dit également craindre à long terme des cas de désertions comme ce fut le cas durant la guerre civile, une hypothèse pour l’instant peu plausible tant que les risques sécuritaires pour les militaires sont encore minimes et que les emplois ne sont pas faciles à trouver.
Si les difficultés rencontrées découragent un certain nombre de militaires qui ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts, d’autres font toutefois preuve de résignation, s’estimant encore chanceux de pouvoir toucher leur salaire, ce qui n’est plus le cas pour de nombreux Libanais dans le privé. Mais l’angoisse est réelle face à l’avenir qui s’annonce sombre, notamment à la lumière des prédictions et rumeurs selon lesquelles l’État libanais, en situation de faillite, pourrait en arriver au point de ne plus pouvoir payer les salaires de ses fonctionnaires civils et militaires.
« Je me contenterais même de 500 000 LL pour pouvoir me nourrir avec ma femme, à condition que l’État n’arrête pas de me verser un salaire constant », a affirmé récemment à ses proches un soldat à la retraite qui touche actuellement 1 700 000 livres et dont les propos sont rapportés par un membre de sa famille. Mais ce n’est guère le sort des retraités qui inquiète le plus, souligne un officier lui-même à la retraite, puisqu’ils sont devenus improductifs. « L’inquiétude au sein du commandement de l’armée est plutôt suscitée par la catégorie des “endurants” qui constitue la majorité des effectifs et qui contribuent au maintien de la stabilité du pays », dit-il.
Des avantages relatifs
Les militaires, qui jouissent de quelques avantages financiers permettant de majorer leur salaire de base de près de 10 %, sont généralement considérés comme étant « relativement favorisés » par rapport aux employés du secteur privé et même par rapport aux autres fonctionnaires de l’État. « Il ne faut pas oublier qu’ils prennent leurs repas dans les casernes et bénéficient de couverture médicale, sachant que par ailleurs, ils ne paient que la moitié des frais scolaires pour leurs enfants », à côté d’autres avantages encore, commente une personne dont plusieurs membres de la famille sont dans l’armée.
Cependant, même si pour l’heure la situation n’a pas encore atteint un point alarmant, les responsables au sein de l’institution militaire réfléchissent dès à présent à une solution qui pourrait anticiper les scénarios catastrophe et protéger cette institution des inconnues pour lui permettre de continuer à remplir son rôle stratégique.
« On ne peut se permettre de laisser les choses se régler d’elles-mêmes. La prévision est vitale pour pouvoir parer aux dangers et défis qui menacent non seulement l’armée, mais tous les services d’ordre aussi », dit l’ancien officier. D’où un besoin urgent pour la troupe de recevoir des aides en provenance de pays tiers pour lui permettre de passer le cap de cette période difficile.
Le problème qui se pose toutefois est de pouvoir attirer cette aide de manière à ne pas risquer de ternir l’image de la troupe qui deviendrait alors dépendante, pour sa survie au quotidien, de puissances étrangères. Un cas de figure qui deviendrait encore plus problématique si, par exemple, certains en venaient à faire des amalgames entre le soutien multiforme prodigué actuellement par les États-Unis à l’armée libanaise et le paiement des salaires des militaires par Washington...
Selon l’officier à la retraite, la solution réside dans un scénario consistant à passer par le gouvernement qui serait le bénéficiaire des fonds destinés non plus seulement à l’armée, mais également à l’ensemble des forces de l’ordre de manière équitable pour ne pas aiguiser les sensibilités. Cette idée aurait déjà germé au sein du commandement de l’armée et dans l’esprit de plusieurs pays qui surveillent de très près l’évolution de la situation au Liban, notamment au plan sécuritaire.
Les propos de cet ancien officier sont honteux concernant les salaires de la troupe payés par l'étranger.
17 h 15, le 20 mai 2020