Critiques littéraires

Meubler le temps

Charles Berberian a longtemps mené sa carrière en duo avec Philippe Dupuy (souvenons-nous de leur série Monsieur Jean, l’une des premières à placer le quotidien au centre des récits en bande dessinée). Aujourd’hui, chacun suit son chemin. Artiste aux multiples facettes, Berberian jongle désormais entre le dessin, la bande dessinée, et une pratique régulière de la chanson : son premier album, Tout pour le mieux, accompagné d’un somptueux livret illustré, enchaîne les balades et mélodies aux doux accents Dylaniens.

Affamé de culture, c’est à un autre art qu’il s’intéresse aujourd’hui, l’architecture, en livrant un récit en bande dessinée inspiré de deux années de la carrière de l’architecte et créatrice de meubles Charlotte Perriand.

Associée du Corbusier durant de longues années, c’est lors d’un voyage au Japon dans les années 40, sujet de cet album, que Perriand prend son indépendance pour devenir une figure emblématique du design de mobilier, et l’une des premières femmes à s’imposer dans le milieu. Missionnée par le ministère du Commerce et de l’Industrie en tant que conseillère pour l’art industriel japonais, c’est forte de cette légitimité qu’elle impose une philosophie du meuble fonctionnel, parfaitement intégré à l’architecture qu’il côtoie, aux formes sobres et épurées. Dans son récit, Charles Berberian épice cette phase de transition de la carrière de l’architecte en contrebalançant ses élans émancipateurs par des commentaires la tirant vers le bas d’un Corbusier représenté sous les traits d’un corbeau revanchard qui plane au-dessus de la tête de Charlotte Perriand, lui rappelant sans cesse son dégoût de la voir ainsi briller. S’appropriant le sujet, Berberian se donne l’indispensable liberté de lier les événements avérés par des scènes qu’il crée de toutes pièces, et qui donnent chair au quotidien de l’architecte.

C’est en esthète que Charles Berberian s’adonne depuis plusieurs années à toutes sortes d’expérimentations au trait et à l’aquarelle. Son dessin, tout en imbrications complexes de formes, fait d’une ligne d’une grande clarté, assurée mais délicate, est mis à profit pour dépeindre un Tokyo en plein essor. Il y a pour le lecteur quelque chose de caressant, dans cette valse qui se joue là entre la philosophie de l’épure de Perriand et l’élégance du dessin de Berberian.

L’album s’achève sur la retranscription d’une conversation entre Charles Berberian et Pernette Perriand, fille de l’architecte. Au détour de leurs échanges, se glisse furtivement un débat : Pernette Perriand raconte qu’elle continue de vivre selon les principes de sa mère, dans des espaces le moins chargés possibles. Habité par le besoin d’être entouré de ses références culturelles, Charles Berberian rétorque que son appartement, au contraire très chargé, croule sous les piles de disques et de livres. L’échange s’arrête là.

Mais en temps de confinement, où nos appartements sont plus que jamais notre monde et notre reflet, le débat a sa pertinence.


Charlotte Perriand, une architecte française au Japon (1940-1942) de Charles Berberian, éditions du Chêne, 2019, 128 p.

Charles Berberian a longtemps mené sa carrière en duo avec Philippe Dupuy (souvenons-nous de leur série Monsieur Jean, l’une des premières à placer le quotidien au centre des récits en bande dessinée). Aujourd’hui, chacun suit son chemin. Artiste aux multiples facettes, Berberian jongle désormais entre le dessin, la bande dessinée, et une pratique régulière de la chanson : son...

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