En 1970, un 22 avril comme hier, Gaylord Nelson, un sénateur démocrate du Wisconsin, lançait un appel aux étudiants américains les incitant à secouer les responsables politiques pour les obliger à tenir compte des enjeux environnementaux. Contre toute attente, cette Journée de la Terre avait soulevé vingt millions de protestataires à travers les États-Unis. On avait vu des canards souillés de pétrole déposés devant le département de l’Intérieur et des poissons morts traînés dans un filet le long de 5th Avenue sous le calicot « Ce pourrait être vous ». Quelques jours plus tôt, on avait assisté à l’amerrissage précipité d’Apollo 13 dans le Pacifique. Cette mission avait avorté en raison de l’explosion d’un réservoir d’oxygène qui avait obligé l’équipage à poursuivre son parcours autour de la Lune avec le minimum vital, ne pouvant faire demi-tour, avant de revenir sur Terre. Dans le succès de l’appel de Nelson, le rapport de cause à effet avec cet événement angoissant n’était peut-être pas direct. Mais dans un contexte déjà alourdi par la guerre froide avec l’URSS et le conflit impopulaire et sans issue au Vietnam, toute une génération percevait avec acuité que la planète bleue était unique et irremplaçable, et prenait conscience de l’urgence de la préserver.
Cinquante ans ont passé au cours desquels la célébration de la Journée de la Terre est devenue progressivement planétaire. Le slogan « Flower Power » se révélait redoutablement efficace derrière ses accents poétiques. Mais à mesure que s’organisait la lutte écologique, rien ne freinait ni la production massive, ni les énergies polluantes, ni leurs conséquences dramatiques, entre fonte des glaciers, diminution de la couche d’ozone, assèchement des mers intérieures, disparition des forêts et de nombreuses espèces vivantes, qu’elles soient faune ou flore. Au Liban, à la veille de la guerre civile, alors que l’exode rural vers Beyrouth était encore relativement récent, les écoliers des années 1970 brodaient des rédactions autour de leur village. En arabe, le mot « qaryati », toujours associé au printemps et aux grandes vacances, encapsulait la nostalgie de ces périodes toujours trop brèves où l’on redevenait soi, petit animal épris de liberté et de parfums agrestes, ivre de soleil et de vent, mains calleuses et genoux écorchés. Là-bas vivaient avec leur drôle d’accent les gardiens des choses vraies que la ville s’ingéniait à dévoyer. Là-bas on se nourrissait d’aliments sans logos et sans emballages, on utilisait des produits de lavage, des instruments ménagers dont la télévision ne parlait jamais, et puis d’ailleurs, quelle télévision ? L’électricité qui y parvenait comme en fin de course éclairait de manière spasmodique quelques loupiotes qui appelaient le secours d’une chandelle. Mais les gens étaient sains et forts. Ils vivaient longtemps, n’étaient pas obsédés par la mort, ne déguisaient pas leurs rides, ne camouflaient pas leurs cheveux blancs. À peine les femmes voilaient-elles ces derniers sous des mantilles noires qui ne rendait que plus beau leur visage buriné. Devant chaque maison, depuis les temps antiques, chacun entretenait un poulailler et un petit potager dont le produit suffisait à le mettre à l’abri de la faim.
À la faveur de notre appauvrissement rampant, la pandémie nous surprenant à l’un des moments de notre histoire où nous sommes le plus démunis et vulnérables, cette Journée de la Terre prend pour nous un sens tout particulier. Dans notre pays qui fut un des « greniers de Rome », nous nous souvenons que l’une des causes de la grande famine de 1917 a été le détournement des terres agricoles en plantations de mûriers pour l’industrie de la soie. La famine qui nous menace peut-être à nouveau par manque de devises est le résultat du bétonnage sauvage et de la vente de nos terres aux fins de projets immobiliers, avec piscines et vue sur un crépuscule trop vite tombé. Aujourd’hui, des groupes d’agriculteurs improvisés se forment pour planter les toits des immeubles, les balcons et les jardins publics. Les propriétaires du moindre lopin se demandent désormais ce qu’ils pourraient y faire pousser qui puisse nourrir leur famille et leur communauté. Gageons sans angélisme que nos prochaines années seront vertes, et pas que de cannabis à usage médical.
commentaires (6)
Magnifique écriture et profondeur modeste et si juste de Fifi Abou Dib ! Merci de ces commentaires de la vie humbles, cordiaux, cruciaux.Indispensables DP
Dévoluy Pierre
11 h 09, le 27 avril 2020