Le député Hussein Hajj Hassan discutant avec des collègues avant la reprise de la séance. Anwar Amro/AFP
C’est au final les partis chrétiens qui auront eu gain de cause hier soir en obtenant, à l’issue d’un vote à l’arraché, que le texte sur l’amnistie générale ne soit plus revêtu du caractère de double urgence et soit renvoyé en commission pour un examen plus approfondi. Et pour cause : truffé de zones d’ombre et bardé d’« exceptions », le texte de loi proposé avait provoqué des querelles et divisé l’hémicycle entre défenseurs et pourfendeurs qui y ont vu une manœuvre principalement destinée à redorer le blason de certaines formations politiques, à leur tête le tandem chiite et le courant du Futur. Le texte devait profiter notamment à une large base chiite qui forme la clientèle électorale des formations telles que le mouvement Amal et le Hezbollah.
Décriée dans la rue qui s’est de nouveau mobilisée hier, mais aussi par les formations politiques chrétiennes dont certaines craignent des abus et la consécration de l’impunité, la proposition de loi telle qu’elle a été soumise par les députés Yassine Jaber et Michel Moussa, du bloc berryste, recèle de multiples pièges et dangers, comme l’ont fait remarquer de nombreux juristes. Les risques sont d’autant plus redoutables que le texte soumis par ces deux parlementaires permettra de relâcher dans la nature plusieurs milliers de détenus ayant commis des crimes graves et d’absoudre près de 48 000 personnes faisant l’objet de mandats d’arrêt, principalement issus de la communauté chiite dans la Békaa.
S’il est adopté, ce texte devrait également profiter à près de 10 000 personnes recherchées par la justice relevant de la communauté sunnite dont certains ayant commis des crimes graves, y compris terroristes, comme le notent des juristes ayant examiné de plus près le dossier. Parmi les détenus devant aussi bénéficier de l’amnistie, un millier d’islamistes pour la plupart sunnites, dont certains sont détenus depuis des années sans avoir été jugés, ce qui explique l’insistance du courant du Futur à faire avaliser le texte. La députée Bahia Hariri avait soumis à la Chambre un autre texte qui reprend celui du bloc berryste avec quelques amendements destinés principalement à faire bénéficier un plus grand nombre d’islamistes, comme le note Lara Saadé, la conseillère juridique du député Samy Gemayel, dont le parti rejette totalement le principe d’une amnistie générale.
Parmi les modifications suggérées par la députée de Saïda, un amendement permettant de relâcher dans la foulée certains islamistes n’ayant pas pris directement part à un acte terroriste en tant que tel, mais ayant facilité ou contribué à son orchestration. Un autre amendement parrainé par la députée consiste en la réduction de la peine carcérale de moitié (six mois pour un an de prison) alors que le texte soutenu par les députés du bloc berryste prévoyait une remise de peine de deux tiers. Celle-ci devait profiter à un large nombre de détenus n’ayant pu bénéficier, sur la base des exceptions prévues par le texte, de l’amnistie générale.
« Le diable se trouve dans les détails », devait commenter un juriste qui croit savoir que cette loi pourrait également englober les crimes relatifs à l’évasion fiscale ou des crimes écologiques. Pour de nombreux analystes, toute cette manœuvre est destinée à rebooster la popularité des principaux pôles chiites et sunnites, en perte de vitesse depuis que la révolution les a mis à l’index ainsi que d’autres leaders communautaires traditionnels.
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Hariri riposte
Réagissant aux reproches qui lui ont été faits, le chef du courant du Futur, Saad Hariri, s’est défendu en retournant les accusations contre ses détracteurs. « Nous avons été clairs depuis le début : nous sommes pour une loi d’amnistie qui exclut toute personne qui a du sang sur les mains. » « Le point de vue de certains contre une amnistie sert à conférer un aspect confessionnel à la question ou à récupérer leur popularité perdue. Cela est immoral et inhumain », a-t-il ajouté dans un tweet, en référence essentiellement aux responsables du Courant patriotique libre.
Tout en soulignant que son bloc parlementaire n’était pas nécessairement hostile à une amnistie générale, le député aouniste Élias Bou Saab a précisé que sa formation était plutôt opposée « à tout empressement sur cette question. Il ne faut pas que cette loi contienne des lacunes qui permettraient à certaines personnes qui ont participé à des combats ayant fait des morts (dans les rangs de l’armée notamment, NDLR) ou qui ont fait partie de groupes terroristes de sortir de prison », a-t-il indiqué à la chaîne d’informations locale LBCI, en parallèle de la réunion législative.
Également parmi les détenus potentiellement éligibles selon le texte, un nombre non négligeable de chrétiens principalement détenus ou recherchés dans des affaires de drogue. On ne saura toutefois pas le nombre exact de personnes qui pourraient être amnistiées, aucune liste détaillée des bénéficiaires ou de leurs crimes respectifs n’ayant été rendue publique. Une lacune que le député indépendant Neemat Frem n’a pas manqué de relever hier à son arrivée au palais de l’Unesco.
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Un examen plus approfondi
Ce sont des appréhensions plus poussées qu’ont exprimées les Kataëb qui ont rejeté d’emblée l’idée d’une loi d’amnistie qui « encourage l’impunité et l’accroissement de la criminalité sans mentionner le fait que c’est également une atteinte au prestige de la justice », reprend Lara Saadé. Dans la logique défendue par la formation chrétienne, les personnes qui seront relâchées, sans réhabilitation préalable, et dans un contexte de crise économique aussi aiguë, constituent un risque majeur pour la société. « Avec un bagage criminel aussi lourd – meurtres, viol, trafic et vente de drogue –, les personnes amnistiées ne vont pas trouver de travail à leur sortie de prison, ce qui risque immanquablement d’accentuer la criminalité », fait valoir la juriste.
C’est une crainte similaire qu’ont formulée les députés du bloc relevant des Forces libanaises qui, sans rejeter le principe, ont exprimé le souhait de voir le texte transmis aux commissions pour examen, exprimant leur objection à l’égard du caractère de double urgence que revêt le texte. « Cette loi est extrêmement sensible et nécessite des critères qui soient clairement établies », précise à L’OLJ un responsable de cette formation. Le groupe parlementaire de la République forte, dont les membres ont voté contre le texte soumis ainsi que les Kataëb et le CPL, ont finalement obtenu gain de cause puisque le projet a fini par être renvoyé aux commissions parlementaires et ne sera donc plus adopté en toute hâte, comme l’avait souhaité le tandem chiite notamment.
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15 h 35, le 22 avril 2020