Ce qui naît dans le pétrole meurt dans le pétrole. Les pétromonarchies du Golfe ont commencé à devenir les puissances dominantes du monde arabe à la faveur du choc pétrolier de 1973, qui intervient en pleine guerre du Kippour, et quelques années après la défaite de 1967 qui marque le début de la fin pour les régimes panarabes. La première intervention américaine contre Saddam Hussein puis sa chute plus d’une décennie plus tard viendront conforter cette nouvelle réalité : le Golfe redevient le centre politique du monde arabe pour la première fois depuis la mort du Prophète. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou encore le Qatar deviennent, en quelques décennies, les pays ayant le plus de poids, de moyens et même d’influence dans la région, malgré une faible démographie et une culture politique loin de faire l’unanimité. Grâce aux pétrodollars, le Golfe a connu pendant ces dernières décennies son âge d’or, qui lui a permis de bâtir des villes modernes à partir de presque rien et de développer un réseau d’alliances dans la région en partie fondé sur sa générosité à l’égard de pays ne disposant pas des mêmes ressources. Que seraient aujourd’hui la Jordanie, l’Égypte et même le Liban sans l’argent du Golfe et sans celui de leurs diasporas qui y travaillent ?
C’est toute cette géopolitique qui est menacée par la crise du coronavirus et surtout par la guerre du pétrole qui s’en est suivie. « Je pense qu’on est entré dans une nouvelle phase, surtout si les prix du pétrole continuent à stagner » , estime Joseph Bahout, chercheur au Centre Carnegie et spécialiste du Moyen-Orient, contacté par L’Orient-Le Jour.
Au total, les pays du Conseil de coopération du Golfe enregistrent près de 4 530 cas de Covid-19, dont plus de 1 720 en Arabie saoudite, selon les derniers chiffres. Des bilans qui restent largement inférieurs à ceux du reste des pays de la région alors que les monarchies du Golfe sont mieux armées face à la pandémie, disposant d’infrastructures de santé ultramodernes et de plus de moyens pour faire appliquer les mesures de distanciation sociale. À titre d’exemple, le roi Salmane d’Arabie saoudite a annoncé lundi que le royaume était prêt à payer les frais de traitement des patients atteints de Covid-19, tandis qu’Abou Dhabi a récemment ouvert un centre de dépistage du Covid-19 au volant avec pour but de l’étendre ensuite à l’ensemble des émirats.
(Lire aussi : L’alliance américano-saoudienne à l’épreuve de la guerre du pétrole)
Projet grippé
L’épidémie pourrait néanmoins avoir des conséquences économiques. « L’impact de la pandémie sur le multilatéralisme, la coopération et le commerce international, ainsi que sur la mondialisation sera déterminant pour les pays du Golfe », souligne Hussein Ibish, chercheur à l’Arab Gulf States Institute à Washington, interrogé par L’OLJ.
Mais c’est la crise du pétrole qui devrait faire beaucoup plus mal que l’épidémie en elle-même. Après avoir échoué à trouver un accord avec Moscou sur une baisse de la production visant à maintenir des prix élevés malgré la baisse de la demande chinoise puis mondiale, Riyad a inondé ces dernières semaines le marché, ce qui a provoqué un effondrement des prix. Le baril de Brent a atteint 22,89 dollars en début de semaine, son niveau le plus bas depuis 2002, avant de remonter hier aux alentours de 30 dollars. Le royaume veut démontrer qu’il est encore l’acteur dominant dans le domaine de l’or noir et s’assurer des parts de marchés. Mais avec des prix aussi bas, c’est toute l’économie du Golfe, largement dépendante des pétrodollars, qui est menacée d’une récession. La stratégie du royaume n’est pas tenable dans la durée, notamment en raison du manque de réserves de Riyad en dollars (environ 500 milliards de dollars) mais aussi du fait qu’elle fragilise ses relations avec son principal allié, les États-Unis, dont les producteurs de schiste subissent de plein fouet l’effondrement des prix du baril. Geste diplomatique envers Washington ou volonté de limiter les dégâts, l’Arabie saoudite a appelé hier à une réunion « urgente de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et d’autres pays, dont la Russie, afin de parvenir à un accord équitable qui rétablira l’équilibre des marchés pétroliers » , a annoncé l’agence officielle saoudienne SPA. La guerre du pétrole ne sera pas éternelle. Mais plus elle dure, plus elle met en péril la stabilité des pays du Golfe et leur capacité à mettre en œuvre leurs politiques visant à sortir du modèle de l’économie de rente. « C’est tout le projet de Mohammad ben Salmane (le prince héritier saoudien) qui est aujourd’hui grippé », résume Joseph Bahout. Les pays du Golfe ont presque tous lancé ces dernières années de grands plans de transition économique visant à penser l’après-pétrole. Mais la double crise actuelle devrait les obliger à accélérer leurs modèles de transition avec des moyens limités. « Cela met beaucoup de pression sur leurs efforts en vue de créer des économies pour l’après-pétrole », note Hussein Ibish. « Toutes les projections indiquent que si les prix actuels restent en l’état, le royaume aura un déficit budgétaire très grand pour la première fois de son histoire dans les cinq à six mois à venir, ce qui veut dire que le plan Vision 2030 sera pratiquement mis en veilleuse », indique pour sa part Joseph Bahout. La propagation du coronavirus et les interdictions de voyager qui en découlent ralentissent, entre autres, la campagne d’ouverture du royaume saoudien, qui cherche à tabler sur le tourisme pour diversifier son économie. De nombreux événements culturels et sportifs devant avoir lieu dans le Golfe ont également été annulés ou reportés.
(Pour mémoire : Pétrole : pourquoi le marché s’est effondré)
À rebours de l’histoire
Les pétromonarchies du Golfe peuvent dans un premier temps sortir renforcées de la crise du coronavirus si le nombre de morts chez eux reste limité. « La gestion de la crise du coronavirus pourrait asseoir la crédibilité des dirigeants du Golfe ou au contraire les affaiblir », dit Hussein Ibish.
Mais le risque, c’est que la raréfaction des ressources s’inscrive dans la durée et provoque des secousses sur la scène interne. La stabilité des pays du Golfe tient notamment à un pacte social entre les gouvernants et les gouvernés, assurant aux premiers un pouvoir incontestable et aux seconds un train de vie, dans l’ensemble, confortable. Plus encore que le renforcement de l’autoritarisme, la crise économique semble être la principale menace susceptible de provoquer des mouvements de protestations internes. « Il faut rester prudent dans les analyses, mais on pourrait voir dans les années qui viennent la phase trois des révolutions arabes qui se jouerait cette fois-ci dans le Golfe », estime Joseph Bahout.
Le manque de moyens pourrait également avoir un impact sur la politique étrangère de ces pays. Le royaume est devenu ces dernières années, à rebours de son histoire, une puissance interventionniste, en particulier au Yémen, tandis que les Émirats s’affichent fièrement comme la Sparte du Moyen-Orient. L’influence de ces pays repose surtout sur leurs capacités financières, ceux-ci ayant des lacunes tant sur le plan militaire que sur le plan du « soft power ». Vont-ils être marginalisés alors que leur leadership a toujours été contesté au sein du monde arabe, mais aussi et surtout par l’Iran et la Turquie ?
Les pétromonarchies peuvent se rassurer en constatant que ce n’est pas un jeu à somme nulle. Autrement dit, si les pays du Golfe souffrent, les autres vont souffrir tout autant, si ce n’est plus. L’Irak, également dépendant du prix du baril, risque l’effondrement. La Jordanie, l’Égypte et même le Liban auront beaucoup de mal à sortir de la crise sans l’aide des pays du Golfe. D’autant plus si les millions d’Arabes travaillant dans ces pays sont affectés.
Le grand rival iranien, qui était déjà étranglé par les sanctions américaines, devrait sortir encore plus affaibli de la crise du coronavirus. La Turquie et la Russie, si elles parviennent pour leur part à limiter les dégâts, pourraient s’imposer à long terme comme les deux grandes puissances de la région, d’autant plus si le retrait relatif des États-Unis se poursuit. Mais ni Moscou ni Ankara n’a les moyens d’enfiler le costume américain de puissance hégémonique au Moyen-Orient et une alliance entre les deux pays serait des plus fragiles compte tenu de leurs divergences d’intérêts. La double crise du coronavirus et du pétrole pourrait rebattre les cartes dans la région et remettre en question l’influence des pays du Golfe sur le monde arabe. Au profit de qui ? Ça, c’est une tout autre histoire.
Pour mémoire
Épidémie et krach pétrolier : lundi noir sur les marchés mondiaux
En pleine crise de la demande, jusqu'où le pétrole peut-il plonger ?
Le virus et maintenant l'économie ......
20 h 33, le 05 avril 2020