Le secteur énergétique n’avait pas connu cela depuis la guerre du Golfe. Dimanche soir, quelques secondes après l’ouverture du marché, les prix du pétrole se sont effondrés jusqu’à 30 %, entraînant le baril à son plus bas niveau en quatre ans. Le baril de Brent de la mer du Nord, la référence internationale, a plongé de 25 %, à 33,90 dollars (30 euros), soit l’une des chutes les plus importantes de son histoire. Cet effondrement a entraîné dans son sillage celui des Bourses européennes et asiatiques. Les conséquences de cette dégringolade pourraient être non seulement économiques mais aussi géopolitiques, les principaux producteurs de pétrole étant des acteurs de premier plan sur la scène internationale, en particulier au Moyen-Orient.
La raison de cette chute historique : la propagation du coronavirus qui a fait plonger la demande chinoise en or noir, premier importateur au monde, et surtout l’échec des négociations entre Moscou et Riyad qui font la pluie et le beau temps sur le marché depuis 2016. En réaction, l’Arabie saoudite a inondé le marché et les prix ont brutalement baissé.
Retour en arrière, pour comprendre les racines de la crise. En 2016, le royaume saoudien ressort épuisé de la bataille des prix qui l’oppose à Washington alors que ce dernier lui livre une rude concurrence à travers le développement du pétrole de schiste. Pour faire face à cette compétition qui vient remettre en question sa domination historique sur le secteur, Riyad inonde le marché, misant sur le coût élevé du pétrole de schiste, le rendant difficilement rentable, dans l’espoir d’écraser ainsi Washington. La démarche se solde par un échec. L’Arabie saoudite riposte en s’engageant dans un partenariat contre-nature avec la Russie pour soutenir la stabilité sur les marchés pétroliers, dans l’optique de limiter l’influence du pétrole américain sur les prix. Riyad et Moscou s’opposent pourtant sur tous les dossiers régionaux, à commencer par leur relation respective avec l’Iran, ennemi juré du royaume wahhabite, et partenaire clé du Kremlin en Syrie.
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Déclaration de guerre
L’épidémie de coronavirus vient torpiller ce partenariat. Les actions de la compagnie publique pétrolière Saudi Aramco ont chuté de près de 9 % dimanche dernier, tombant en dessous de son cours de décembre. Le marché boursier saoudien plus large a chuté de plus de 8 %. Secoué, le royaume s’en est allé requérir le soutien de l’OPEP et de ses alliés, en dehors du cartel, comme la Russie, pour s’accorder sur une réduction significative de la production afin de stabiliser un marché du pétrole vacillant.
Les Saoudiens ont été prêts à tous les compromis pour atteindre un accord avec Moscou, au point de proposer des coupes de production à la hauteur d’un million de barils par jour par l’OPEP en échange d’une réduction d’un demi-million de barils par jour par Moscou et ses alliés. Mais c’était sans compter sur les velléités du Kremlin. Le président russe, Vladimir Poutine, veut surfer sur l’impact économique de l’épidémie lié au coronavirus et gage sur la fragilité financière des pétroliers américains pour frapper un grand coup et relancer la guerre des prix avec Washington. Le refus de Moscou de réduire sa production de pétrole d’un demi-million de barils par jour a brisé le partenariat inhabituel né il y a trois ans entre l’OPEP, menée par les Saoudiens, et les principaux producteurs extérieurs à l’organisation, dirigés par la Russie.
« Les analystes soutiendront que Moscou et Riyad sont en guerre et que leurs relations bilatérales en souffriront. Mais c’est comme un couple marié qui traverse un processus de divorce temporaire. C’est probablement une tentative de changer de cap avec le marché du pétrole et du gaz avant l’émergence d’une nouvelle étape dans l’économie pétrolière, davantage tournée vers les futurs partenariats », avance Theodore Karasik, conseiller au Gulf State Analytics, basé à Washington.
Exaspéré, Riyad a répliqué dès samedi par la levée de toutes les restrictions sur sa production à partir d’avril. La stratégie est radicale : augmenter la production d’une part pour réduire les prix d’autre part. Avec des conséquences sans commune mesure sur toutes les prédictions énoncées jusque-là par l’Agence internationale de l’énergie. Alors qu’elle avait annoncé début février une hausse de la demande pour 2020, l’Agence internationale de l’énergie prévoit à présent une chute en moyenne de 90 000 barils par jour.
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Portée considérable
« Le coronavirus a fait une victime : l’alliance des producteurs de pétrole », a déclaré Roger Diwan, analyste chez le consultant IHS Markit et observateur de longue date de l’OPEP. « Face à une baisse spectaculaire de la demande, ils jettent l’éponge sur la gestion du marché. Nous verrons probablement les prix du pétrole les plus bas des 20 dernières années au cours du prochain trimestre », a-t-il ajouté.
Un constat alarmant qui pourrait avoir des conséquences plus que délétères sur des États dont l’économie dépend en grande partie de la rente pétrolière, au premier rang desquels le royaume saoudien lui-même. Riyad serait-il en train de se tirer une balle dans le pied ? La question se pose avec d’autant plus de force que le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salmane, mise fortement sur la hausse des revenus énergétiques pour financer la modernisation économique du royaume et la guerre qu’il mène contre les houthis et leur parrain iranien au Yémen. L’Arabie saoudite veut faire plier la Russie, mais risque de se faire prendre à son propre jeu, selon les analystes, qui soulignent que Moscou a les moyens, à court terme, de ne pas céder. Si les relations venaient à se détériorer entre les deux pays, cela ne serait pas non plus sans conséquence pour le Moyen-Orient, où la Russie a jusqu’ici tenté de se présenter comme un acteur capable de parler à tout le monde.
Pour les États-Unis, l’effondrement des cours du brut pourrait mettre à rude épreuve les producteurs de pétrole de schiste. Afin de prendre l’avance sur Moscou et Riyad, les sociétés d’exploration et de production en Amérique du Nord s’étaient endettées à hauteur de 86 milliards de dollars à rembourser entre 2020 et 2024, selon un rapport de l’agence Moody’s dévoilé mi-février et cité par l’AFP. En 10 ans, les producteurs américains ont multiplié les puits de pétrole au Texas, au Nouveau-Mexique, en Pennsylvanie ou encore dans le Dakota du Nord. « Le secteur ne va pas disparaître », affirme Andrew Lebow, spécialiste du marché de l’énergie pour Commodity Research Group, cité par l’AFP. « Mais il est certain que l’on se dirige vers une période difficile. Si on reste autour des 30 dollars le baril, certaines entreprises risquent l’extinction », ajoute-t-il.
La chute des prix pourrait néanmoins profiter aux consommateurs qui devraient bénéficier de prix largement inférieurs à la pompe. « La baisse du prix du pétrole déclenchera d’abord un ajustement de l’offre dans les pays à cycle court, comme les États-Unis, et soutiendra finalement la croissance de la demande une fois que l’économie s’améliorera après la crise du coronavirus », estime Giovanni Staunovo, analyste sur les matières premières à UBS.
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La réduction de 1,5 million de barils par jour, proposée par l'Arabie saoudite, a été rejetée par la Russie par crainte de celle-ci de perdre une partie de sa part de marché à l’exportation. L'Arabie Saoudite a donc continué de produire la même quantité qu'auparavant, accentuant le déséquilibre de l’offre et la demande sur le marché mondial, d'où le forte baisse des prix. La Russie, qui connait une stagnation économique et une croissance faible, serait la plus touchée par l'effondrement des prix. Par ailleurs, la poursuite des prix bas aura un impact négatif sur la rentabilité de l’huile de schiste, produite à coût élevé, aux Etat Unis, ce qui obligerait certaines entreprises d’interrompre sa production. Le manque de la production ainsi créée serait probablement compensé par des importations en provenance de l'Arabie Saoudite et d'autres pays du Moyen-Orient, générant un nouveau cycle de la demande, un rééquilibrage du marché et une nouvelle augmentation des prix…
19 h 37, le 10 mars 2020