Alors que les autorités sont occupées sur deux fronts, celui de la lutte contre la progression du coronavirus dans le pays et celui des préparatifs des négociations avec les détenteurs des eurobonds, et que les Libanais se confinent chez eux en attendant des jours meilleurs, sur le promontoire historique de Nahr el-Kalb, les travaux très contestés pour la construction du nouveau siège du CPL se poursuivent.
Selon de nouvelles révélations sur cette affaire, rapportée par notre journal dans son édition du 17 février dernier, le permis de construire a été délivré par le Conseil supérieur de l’urbanisme (CSU) et la municipalité de Jounieh à un titulaire spécifique : le couvent Saint-Joseph al-Borj. Une source proche du dossier précise que le permis correspondait à la construction d’un centre culturel et de loisirs, sur le bien-fonds n°98 de Zouk al-Kharab, dépendant du wakf de l’ordre maronite, qui est propriétaire du promontoire de Nahr el-Kalb. Un périmètre exceptionnel renfermant 22 stèles égyptiennes des époques pharaonique, assyrienne, babylonienne, hittite, grecque, romaine, arabe, française, britannique et plus récemment libanaise. Un véritable musée à ciel ouvert classé par l’Unesco comme Mémoire du monde depuis 2005 et que la Direction générale des antiquités (DGA) n’a jamais pu exproprier à des fins conservatoires, faute de ressources financières.
L’avant-projet de centre culturel, présenté sous forme de blocs de béton collés à la clôture du site, est rejeté par la DGA en 2017. Le 7 juin 2018, l’ingénieur Rani Hachem présente un nouveau plan. « La DGA parvient alors à un accord préliminaire qui fixe les conditions techniques et légales, et demande qu’on lui livre le document final afin de pouvoir formuler son avis », détaille la même source. Elle ajoute que « la DGA exige également de reculer le projet de 20 mètres à l’arrière de la clôture grillagée entourant l’ensemble des 22 stèles, et insiste sur la coordination avec ses équipes d’archéologues dès le lancement des travaux d’infrastructure ». Mais l’ingénieur Hachem ne fera pas suite à la demande du directeur général des Antiquités Sarkis el-Khoury, et à cette date, « la DGA n’a toujours pas les caractéristiques détaillées du soi-disant espace culturel ». Le 3 octobre 2018, le Conseil supérieur de l’urbanisme piloté par le directeur général Élias Tawil signe l’autorisation « sans avoir l’avis favorable de la DGA ». Mieux encore, le document présenté par Élias Tawil aux membres du CSU signalait noir sur blanc l’accord de la DGA, alors que « celle-ci n’avait pas donné son consentement ». « Dans toutes ses correspondances avec les parties concernées, la DGA avait pourtant clairement répété que son accord était un “accord préliminaire” et “sous conditions” », souligne notre source. L’oubli de ces réserves explicites a-t-il induit en erreur les membres du Conseil supérieur de l’urbanisme qui ont signé le document ? Plus particulièrement Jad Tabet, président de l’ordre des ingénieurs et architectes, qui avait représenté la DGA auprès de l’Unesco à Paris pendant huit années ?
Il faut comprendre que toutes sortes de pressions politiques et religieuses ont joué en faveur du projet, qui apparaît au final comme étant le siège du CPL et non un centre culturel. Un arrêté autorisant la construction fut signé par l’ancien ministre de la Culture Ghattas Khoury. Comble de l’ironie, en octobre 2017, Ghattas Khoury lui-même avait fait approuver en Conseil des ministres un projet de loi pour la protection du patrimoine. Il avait déclaré ce jour-là que « cette loi est une étape historique (…) Je souhaite que le président de la Chambre nous aide à l’adopter rapidement ».
(Lire aussi : Le site de Nahr el-Kalb risque de perdre ses chances de figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco)
Le promontoire peut-il maintenir son classement sur la liste de l’Unesco ?
Quant au directeur général des Antiquités Sarkis el-Khoury, il opte pour la langue de bois. Il relève toutefois que ses équipes « sont mobilisées à 200 % » pour préserver l’héritage archéologique et architectural du pays, mais qu’elles ont besoin de signes positifs pour réaliser pleinement leur travail. Or ceux-ci ne peuvent être obtenus qu’avec « l’adoption du projet de loi par l’Assemblée nationale. L’absence de texte juridique met nos sites historiques en danger », martèle M. Sarkis el-Khoury. Il signale d’autre part que l’architecte du département Khaled Rifaï suit et contrôle de près les travaux entrepris par le Courant patriotique libre sur le promontoire de Nahr el-Kalb. « Les stèles sont intactes » et si une surface du rocher est creusée profondément, c’est pour enfouir la future bâtisse « qui ne sera visible, dit-il, ni du côté nord ni du côté sud ».
Parallèlement, sur les réseaux sociaux, Nadine Panayot Haroun, directrice du département d’archéologie et de muséologie (DAM) de l’université de Balamand, signale que rien ne justifie une installation aussi proche d’un haut lieu de la Mémoire du monde. « Le site est doublement classé par les ministères de la Culture et de l’Environnement, cela lui confère une identité particulièrement remarquable et devrait nécessairement le doter d’une zone tampon encore plus large, dit-elle. Justifier le carnage par le fait que les stèles sont intactes est une aberration, puisqu’un site n’est classé et ne peut maintenir son classement que si les autorités locales » savent « en préserver l’intégrité d’origine. Et qui dit intégrité dit conservation du paysage et de l’environnement (principes de base de la conservation du patrimoine selon l’Unesco) ».
Une déclaration de préoccupation concernant le même espace a également émané du Conseil international des monuments et des sites du Liban (Icomos-Liban), une filière de l’ONG internationale œuvrant pour la conservation des monuments et des sites historiques et archéologiques dans le monde. « Les représentants de la communauté du patrimoine national sont très préoccupés par la situation actuelle car les lieux inscrits depuis 2005 comme Mémoire du monde figurent sur la liste indicative des sites du patrimoine mondial de l’humanité. Or la construction des bâtiments vont complètement et irréversiblement mutiler le périmètre historique et le site pourra être délisté par l’Unesco (et donc perdra toutes ses chances d’être inscrit au patrimoine mondial) », déclare Yasmine Macaroun Bou Assaf, membre de l’Icomos et directrice du centre de conservation et de restauration de l’Université libanaise à Tripoli. Ainsi, le Conseil international des monuments et des sites du Liban demande « l’arrêt immédiat des travaux » et « la délocalisation du complexe avant qu’il ne soit trop tard ».
Pour mémoire
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commentaires (18)
Mais à ceux qui n’ont encore rien compris: pourquoi le CPL a choisi cet emplacement et, en plus, avec la complicité évidente du clergé maronite? Retour à l’idéologie initiale du parti, à savoir résistance contre l’occupant syrien, et la reprise du pouvoir au pays pour préserver surtout la présence et influence des chrétiens au Liban qui était menacée... On sort le complot sunnite et on fait alliance avec le supposé moindre mal, le chiite... Bref, au pire des cas, et si ça va très mal, on pourrait s’isoler dans l’avenir, en recréant le marounistan du temps de la moutasarrifiya. Les stratèges politiques du CPL voient loin! Et que voulez-vous d’emplacement plus symbolique que ça: la frontière entre le Metn et le Kesrouan, un site historique avec vue imprenable sur la mer où on bâtira son quartier général avec, en arrière plan, les visées hégémoniques futures pour le gendrissime qui y bâtira aussi son palais.....tant qu'à y être! Site historique, dites-vous, relatant l’histoire du Liban? Ben oui, on voudrait rajouter sa touche historique et culturelle pour les générations futures... Comme quoi, le ridicule ne tue pas... Pensez-vous que quelqu’un arrêterait ce projet scandaleux et megalomaniaque? Allez, le chien aboie et la caravane passe!
Saliba Nouhad
17 h 19, le 15 mars 2020