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Culture - État des lieux

« On s’achemine vers de moins en moins de nouveautés en librairie »

Le livre importé deviendrait-il un « produit de luxe » au Liban ? Avec les restrictions bancaires et la dévaluation officieuse mais bien réelle de la monnaie locale, une large tranche de lecteurs assidus s’en privent désormais. Et les mieux lotis d’entre eux ont révisé leurs habitudes d’achat à la baisse. Comment réagissent les libraires-importateurs ? Petit tour d’horizon.

Les librairies de Beyrouth accusent une importante diminution de leur fréquentation. Photos Michel Sayegh

Dans une librairie de quartier à Beyrouth, un samedi après-midi, une dame et son fils (environ 75 et 50 ans) sont plongés dans le présentoir des nouvelles parutions francophones. Ils feuillettent plusieurs livres, lisent attentivement les quatrièmes de couverture, s’échangent leurs impressions enthousiastes sur tel ou tel ouvrage, mais finissent par n’en choisir qu’un seul avant de passer à la caisse. « Il y a quelques mois encore, nous achetions, chacun, au minimum un roman par semaine. Désormais, nous nous limitons à un seul que nous nous passons de l’un à l’autre », indique le duo connu par les employés de la librairie pour être « des boulimiques de lecture ».

Alors que d’ordinaire cette librairie grouille de monde les samedis, les rares personnes éparpillées entre ses rayons attestent d’une importante diminution de sa fréquentation.

Un peu plus loin, au rayon jeunesse, un père essaye de raisonner son fils d’une douzaine d’années qui empile les bédés sans vouloir comprendre que son loisir de prédilection commence à peser lourdement sur le budget familial.

À la caisse, une jeune femme renonce à acheter son magazine français préféré lorsqu’on lui en annonce le prix. Elle s’excuse en expliquant qu’avec le peu d’argent qu’elle arrive à retirer de son compte en banque, elle est obligée de se serrer la ceinture en matière de dépenses. « D’autant plus que le prix de cette revue vendue en France à moins de 3 euros a plus que doublé ici », lance-t-elle.

Autant de scènes désormais ordinaires en librairie ces derniers mois. Et qui ne sont qu’un faible indicateur d’un secteur qui souffre en silence. Celui des libraires-importateurs touchés de plein fouet par la crise économique et les restrictions bancaires.

« Aux premiers jours de la révolte d’octobre 2019, une baisse drastique des achats de livres a été enregistrée. Un léger rebond a suivi durant la période des fêtes, essentiellement au niveau du livre jeunesse. Par contre, pas la moindre vente des traditionnels beaux livres de la saison. Alors qu’on en avait importé en quantité pour le Salon du livre francophone de novembre, celui-ci a été annulé et on s’est retrouvé avec un stock non écoulé. Et puis, depuis le début de l’année, on constate un changement notable au niveau du comportement d’achat des clients. Ceux qui avaient l’habitude d’acheter 10 livres par mois n’en prennent plus que 2 ou 3 ; la plupart ont fait l’impasse sur les ouvrages d’art (plus onéreux) et beaucoup achètent moins régulièrement les magazines auxquels ils étaient quasi abonnés… » schématise Malaké Lahoud, responsable des achats de livres francophones de la Librairie Antoine.

Dans cette librairie généraliste, qui possède une dizaine de points de vente répartis dans plusieurs régions du pays, et qui est surtout adossée aux Messageries du Moyen-Orient, les grands importateurs de livres et de presse au Liban, les difficultés sont celles que rencontre tout commerçant importateur soumis aux restrictions bancaires de transferts de devises à l’étranger.

« Nous sommes un commerce, culturel certes, mais un commerce tout de même. Qui de plus repose essentiellement sur l’importation. Et, comme tout importateur libanais, nous subissons le contrôle (officieux) des capitaux. Nous sommes donc contraints de récupérer des “dollars frais” auprès des changeurs pour payer nos fournisseurs. Et, forcément, nous devons répercuter cette différence de taux sur nos prix de vente… » Une augmentation qui va, à son tour, impacter l’acte d’achat en ces temps où le Libanais budgétise, parfois de manière draconienne, ses dépenses.

D’où les implacables chutes du chiffre d’affaires enregistrées, ces six derniers mois, chez les quatre grands intervenants de la filière du livre étranger au Liban, que sont les librairies Antoine, Orientale et Stephan ainsi que le distributeur anglophone Ciel. D’autant que les difficultés du secteur ne sont pas récentes, mais remontent à quelques années déjà.

« Cela fait 10 ans qu’une librairie, au moins, met la clef sous la porte chaque année », affirme Maroun Nehmé, le président du Syndicat des importateurs du livre, signalant les « cas » Tarazi, BookShop 2000 ou al-Bourj…

« En effet, depuis 5 à 6 ans, nous enregistrons un recul continu de la vente de livres », confirme Malaké Lahoud. « Mais on arrivait à pallier cette régression par le livre scolaire et en proposant d’autres produits, comme les gadgets et autres articles de papeterie pour maintenir un certain chiffre d’affaires. Aujourd’hui, le problème est différent, pour ne pas dire amplifié. Car le souci est de pouvoir continuer à importer et à proposer les nouveautés. »

Seul « Le fugitif » caracole…

Une appréhension qui commence à se faire ressentir au niveau des achalandages en nouvelles parutions. La sélection de romans sortis en janvier 2020, lors de la deuxième rentrée littéraire en France, est nettement moindre que celle des années précédentes à la même période. Même les piles de volumes sur les présentoirs ont été réduites. Quant au choix des titres disponibles, il est très clairement « large public ». À l’instar du dernier roman satirique de Beigbeder, du Consentement de Vanessa Springora (Grasset) qui a fait débat ou encore de l’ouvrage consacré à Carlos Ghosn (Le fugitif, Stock) qui caracole en tête des ventes à Beyrouth.

« Nous n’avons plus la possibilité de varier l’offre. Nous ne pouvons plus importer de nouvelles collections, par exemple. Et nous avons drastiquement limité l’importation des essais aux seuls ouvrages de Libanais ou se rapportant au Liban », soupire Malaké Lahoud. « Nous continuons, cependant, à assurer le service d’importation de livres sur commande client », signale-t-elle. Avant d’ajouter : « En résumé, pour le moment, nous ne faisons que réassortir en choisissant les titres les plus vendeurs. Et rien que cela nous demande beaucoup d’efforts. »

La bédé fait de la résistance

« Réassortir souvent, plutôt que de faire une grosse commande comme avant. » C’est également ce mode de fonctionnement qu’applique désormais Rania Stephan, directrice de la librairie Stephan. Connue surtout pour son achalandage fourni en bédés, mangas et livres de jeunesse, cette librairie généraliste d’orientation francophone a deux points de vente à Achrafieh et Furn el-Chebback. De ce fait, elle fonctionne plus comme une librairie de quartier avec ses habitués et ses clients fidèles. Ce qui explique sans doute qu’en dépit de la crise, « le taux de fréquentation reste constant ». Rania Stephan concède néanmoins « une baisse de 25 % du chiffre d’affaires, ces derniers mois », malgré des efforts consentis au niveau de la marge des prix de certains ouvrages aux stocks préexistants et des facilités offertes aux mordus de bédés. « On fait des réservations mensuelles de volumes, notamment pour les jeunes lecteurs, eux aussi obligés de gérer au mieux leur argent de poche », signale-t-elle. « Bref, on essaye de s’adapter. On fait de la résistance, en somme, pour essayer de traverser au mieux cette crise. »

Ciel, « un effondrement » ! 

Résister ! C’est également le leitmotiv du côté de chez Ciel, compagnie d’importation et de distribution de livres essentiellement anglophones à travers le Moyen-Orient et principal fournisseur du réseau des magasins Virgin (9 au Liban). Pourtant son directeur général, Émile Khoury, affirme clairement que « le secteur du livre au Liban est en plein effondrement. Depuis octobre 2019, la baisse de notre chiffre d’affaires a atteint les 50 %. Certes, le marché du livre est en baisse constante depuis quelques années, mais il n’avait jamais atteint ces marges-là. Un coup fatidique a été porté par la crise de liquidités. Et même si de notre côté, on arrive à contourner plus ou moins la difficulté d’importer en ayant recours à nos fournisseurs dans la région, le pouvoir d’achat des Libanais qui a dégringolé drastiquement nous amène à réduire considérablement le volume de nos importations. Tout comme nos confrères francophones, on se contente de ramener les titres les plus demandés. Et on s’achemine vers de moins en moins de nouveautés ».

Pas de perspective de fermeture d’aucun des 9 points de vente répartis sur le territoire libanais pour autant. « Nous sommes déterminés à résister, déclare le directeur de Ciel. Et pour nous maintenir, nous avons été acculés à prendre quelques mesures, telles des réductions de salaires et d’horaires d’employés dans certaines branches. D’autres mesures pourraient malheureusement être également envisagées au cas où l’on n’arrive pas à renégocier les réductions de loyer de nos Virgin, tous hébergés dans des centres commerciaux. »

« La moitié du temps, nous sommes un musée »

Même sombre constat du côté de Maroun Nehmé, libraire et président du Syndicat des importateurs de livres au Liban. Interrogé sur l’activité de sa Librairie Orientale (Achrafieh et Sin el-Fil), la réponse fuse : « La moitié du temps, nous sommes un musée. » Une boutade d’autant plus significative que sa librairie « souffre » d’une image sélective. « Bien qu’étant généralistes, c’est vrai que les gens qui viennent chez nous sont généralement axés sur certains thèmes. Beaux livres, sciences humaines et pas mal d’ouvrages qui ont trait à la religion, car nous sommes les partenaires d’enseigne de la procure à Paris. Nous avons beaucoup de clients libanais de l’étranger, notamment des lecteurs francophones résidents dans les pays du Golfe, qui à chacun de leur passage à Beyrouth s’approvisionnent en nombre conséquent de livres. Malheureusement, une bonne partie de ceux-là vient moins fréquemment depuis le début de la crise. Et cela se répercute forcément sur notre chiffre des ventes. »

Le libraire-importateur estime pourtant que l’augmentation du prix du livre n’est pas aussi élevée qu’on le croit. Elle est même nettement plus faible que celle des autres produits de consommation. « Car bien qu’obligés de changer nos prix chaque fois que le cours du change (de la livre libanaise, NDRL) se détériore, nous faisons attention à rester toujours en deçà de la réalité du marché secondaire. D’autant que nous bénéficions de la chance d’avoir un euro faible actuellement. »

« À la croisée des chemins »

Si la crise persiste, Maroun Nehmé craint qu’il n’y ait des liquidations des librairies les plus fragiles. Ou même des dépôts de bilan de certains importateurs distributeurs. C’est pourquoi en tant que président du Syndicat des importateurs de livres, il a pris l’initiative de demander un report des paiements à la Centrale de l’édition en France qui gère les relations entre importateurs libanais et fournisseurs français. « Nous atteignons à la fin de ce mois de mars un point charnière pour nos traites à régler à la Centrale de l’édition. C’est sa décision qui va nous permettre de continuer à travailler et importer ou pas. Nous sommes aujourd’hui vraiment à la croisée des chemins. Nous comptons beaucoup sur l’empathie de nos fournisseurs français… »

« Car au final, cette crise sans précédent à laquelle nous sommes confrontés présente deux menaces : culturelle et éducative, estime Maroun Nehmé. D’une part, le risque que les Libanais changent complètement d’habitude de consommation culturelle et qu’ils laissent tomber le livre et la lecture. Et d’autre part, qu’une très forte dévaluation de la monnaie locale ne conduise à ce que les écoles privées catholiques ou laïques ne puissent plus continuer à imposer des livres scolaires étrangers qui deviennent trop chers. » Des paroles qui résonnent comme une stridente sonnette d’alarme…


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Ces magazines dont les prix s’envolent…

Du côté de la presse magazine francophone ou anglophone, les prix qui semblent s’envoler freinent un bon nombre d’habitués. Quelle justification en donnent les importateurs ?

« Les prix de vente des magazines sont fixés par les éditeurs français. Ils prennent en considération le transport aérien coûteux et les invendus. Et nous sommes obligés d’appliquer les tarifs qu’ils nous imposent sous peine d’en perdre la représentation, justifie Dany Matar, le directeur général adjoint des Messageries du Moyen-Orient. À titre d’exemple, Les Inrocks ont arrêté leur collaboration avec nous il y a 3 semaines, le prix du magazine le rendant invendable ; idem en ce qui concerne le mensuel Pour la science, il y a 6 mois, et pour plusieurs titres jeunesse des éditions Milan… »

Quant au fameux Elle, magazine auquel sont encore accros de nombreuses lectrices libanaises « son prix est fixé à 7,40 euros par les éditeurs en France », assure l’importateur.


Dans une librairie de quartier à Beyrouth, un samedi après-midi, une dame et son fils (environ 75 et 50 ans) sont plongés dans le présentoir des nouvelles parutions francophones. Ils feuillettent plusieurs livres, lisent attentivement les quatrièmes de couverture, s’échangent leurs impressions enthousiastes sur tel ou tel ouvrage, mais finissent par n’en choisir qu’un seul avant de...

commentaires (7)

"qu’une très forte dévaluation de la monnaie locale ne conduise à ce que les écoles privées catholiques ou laïques ne puissent plus continuer à imposer des livres scolaires étrangers qui deviennent trop chers." franchement, pourquoi importer? On peut produire des livres locaux, sous licence (je sais qu'Antoine le faisait avec Hachette) et je blame aussi les libraires... un magazine vendu 6 euros en France est vendu à 36000 Livres! autant ne pas l'importer, ou bien l'importer pour le fourrer aux bibliothèques qui ne regardent pas le prix?

Tanios Kahi

16 h 45, le 10 mars 2020

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Commentaires (7)

  • "qu’une très forte dévaluation de la monnaie locale ne conduise à ce que les écoles privées catholiques ou laïques ne puissent plus continuer à imposer des livres scolaires étrangers qui deviennent trop chers." franchement, pourquoi importer? On peut produire des livres locaux, sous licence (je sais qu'Antoine le faisait avec Hachette) et je blame aussi les libraires... un magazine vendu 6 euros en France est vendu à 36000 Livres! autant ne pas l'importer, ou bien l'importer pour le fourrer aux bibliothèques qui ne regardent pas le prix?

    Tanios Kahi

    16 h 45, le 10 mars 2020

  • Après le pain, l’éducation est le premier besoin d’un peuple. Si ça continue, je crains que le Liban n’ait plus ni l’un, ni l’autre ...

    NAJJAR Karim

    16 h 01, le 10 mars 2020

  • Pas grave, les 2 seuls livres dont on aura toujours besoins seront: "1000 et une phrase à scander à l'avènement du wilayat el fakih" Et bien sûr l'inévitable: "le corona gate et les complots des mechants' Et maintenant à nos arguilés en attendant le prochain discours télé et visé!

    Wlek Sanferlou

    15 h 39, le 10 mars 2020

  • "qu’une très forte dévaluation de la monnaie locale ne conduise à ce que les écoles privées catholiques ou laïques ne puissent plus continuer à imposer des livres scolaires étrangers qui deviennent trop chers." franchement, pourquoi importer? On peut produire des livres locaux, sous licence (je sais qu'Antoine le faisait avec Hachette) et je blame aussi les libraires... un magazine vendu 6 euros en France est vendu à 36000 Livres! autant ne pas l'importer, ou bien l'importer pour le fourrer aux bibliothèques qui ne regardent pas le prix?

    Tanios Kahi

    15 h 11, le 10 mars 2020

  • DOMMAGE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 46, le 10 mars 2020

  • je suis un lecteur/acheteur assidu de BD. comparé a l'Europe, les memes BD sont 40% plus chers ! Sachant que les libraires locaus ont au moins une reduction de 30% sur le prix "Europe" Donc ils veulent faire du 100%. Dans le monde du Livre ca n'existe pas. Faut pas venir pleurer apres

    Lebinlon

    14 h 45, le 10 mars 2020

  • Mon dernier achat chez antoine etait un livre de poche que j'ai paye 17500 LL ...en le lisant j'ai souleve l'etiquette ..en fait en dessous il y avait une etiquette ancienne de 14000 LL ....j'ai demande a la responable ... le pourquoi vu que c'est dans leurs stocks et pas un nouveau livre...la peponse ...ordre de la direction....je crois que dorenavant je fouinerai chez les bouquinistes....

    Houri Ziad

    12 h 09, le 10 mars 2020

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