Ce matin, un chant d’oiseau inconnu nous rappelle le printemps qu’on n’a pas vu venir, distraits par les peccadilles d’un quotidien machinal. Mais ces joyeux trilles couvrent une réalité plus sournoise : si on les entend, c’est que la ville est silencieuse. Les écoles sont fermées. Ce qu’il restait d’activité habituelle est en berne. Le temps est suspendu et l’esprit de même. Ne pas céder aux pensées négatives.
De toutes les misères qu’a connues ce pays depuis sa création, ni crises ni guerres n’ont conduit en leur temps à un effondrement tel que celui que nous subissons aujourd’hui. C’est qu’à chaque épreuve, le peuple libanais pouvait compter dans ses rangs au moins une personnalité de référence (tant de noms nous reviennent à la mémoire), dotée de sagesse, d’un brillant sens du dialogue et d’une vaste culture, soucieuse du bien public et de l’avenir, ouverte à toutes les communautés, ayant l’oreille des chancelleries du monde entier et représentative du meilleur dont nous sommes capables. Ce ne sont pas tant le désastre économique et financier, ni le spectre du « corona » ni l’appauvrissement rampant qui nous font souffrir que le profond sentiment de solitude et d’abandon auquel nous livre une classe politique effroyablement inapte. Prise en tenailles entre un Hezbollah adossé à l’Iran, lui-même adossé au vide, et une partie des sunnites orpheline de son leadership qui voit en l’impitoyable Erdogan son nouveau sultan, et une armée paranoïaque de néo-croisés convaincus que seule la préservation de la présidence chrétienne garantirait leur droit à souffrir de la faim avec dignité, la frange des non-alignés, bien plus nombreuse qu’on ne pourrait le croire, est complètement déboussolée. On en connaît qui auraient bien aimé appartenir à un camp ou l’autre, ne serait-ce que pour jouir d’une illusion de foi, de sécurité et de lendemains qui chantent. Voyez comme leurs télévisions les bêtifient de bonnes nouvelles de pacotille. Ici, le lancement bien tardif mais en grande pompe des prospections gazières, en réalité pure malédiction à laquelle nous devons sans aucun doute la dérive somptuaire qui nous a conduits à la catastrophe. Là, sur la même chaîne, la perspective de guérir les malades en quarantaine avec l’eau filtrée de la boue du sépulcre de saint Charbel, pour rassurante au spectateur résolu en tout à attendre un miracle, terrorise bien plus que le virus une dernière poignée d’esprits rationnels. Ailleurs, la triste image – voulue heureuse – de huit cercueils empilés, huit jeunes âmes qui accèdent à « l’honneur du martyre » après un combat inégal en Syrie, pour quoi, pour qui, et leurs frères et pères qui réclament de les rejoindre. C’est ainsi… « Je suis le noyé, dit un proverbe arabe, que m’importe de me mouiller. »
À l’échelle des malheurs du monde, notre situation, quoique désastreuse, n’est peut-être pas la pire, et cette marge qu’il nous reste avant d’atteindre le fond, même étroite, nous oblige. Si le gouvernement, par le truchement du Premier ministre, avoue enfin son impuissance, prenons acte de ce méritoire changement de style et de vocabulaire, loin des mensonges et de l’arrogance d’il y a quelques mois. Prenons acte du fait que rien ni personne ne nous sauvera à part nous-mêmes. Nous voilà projetés dans un temps sans contours qui permet aux plus pessimistes d’annoncer que le Liban est fini. Et de fait, tout nous autorise à considérer comme caduc un régime en fin de course qui n’a plus rien à nous offrir, sinon des plans sur la comète. L’État et l’économie sont faillis, mais il reste un peuple, une histoire et une terre qui justifient la survie d’un pays. Rejetons les divisions et les privilèges sectaires. Comme à chaque tournant de notre histoire, nous avons besoin de tous nos bras, de toutes nos intelligences et de tous nos cœurs pour refaire ce qui a été défait, à commencer par le tissu social miné de divisions stupides, en passant par le désastre écologique et la défiguration de nos paysages, et jusqu’à l’affaissement de tous nos secteurs d’activité. La laideur occasionnée par un modèle de richesse sans âme a ruiné notre qualité de vie. Le retour à la simplicité qui nous est imposé n’est pas une malédiction. Il nous renvoie aux valeurs perdues, la solidarité, l’empathie, l’égalité, l’entraide. La précarité du Liban, aujourd’hui, en fait une proie facile pour tous les projets de partition de la région. En attendant qu’émergent les hommes et femmes d’État de demain, il n’appartient qu’à nous, en tant que peuple, de prouver notre droit à l’existence en serrant nos rangs et en agissant les uns pour les autres, car tout protecteur extérieur est un prédateur, l’histoire ne l’a que trop souvent prouvé.
commentaires (7)
Le Liban a plusieurs virus , malheureusement.
Eleni Caridopoulou
16 h 36, le 05 mars 2020