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Culture - Cimaises

Voyage halluciné dans l’enfer de la guerre moderne

La galerie Saleh Barakat continue de mettre l’art levantin à l’honneur en dévoilant « Harsh Beauty », une exposition du peintre irakien Serwan Baran. Une série composée de toiles à couper le souffle, dérangeantes et engagées, qui chantent la désacralisation d’un régime et la misère d’une époque.

Photo Paul Hennebelle

C’est beau, c’est affreusement beau. De cette beauté que la désillusion invente, que la chute insuffle à celui que les événements a accidenté. Combien de formes aura pris la souffrance transfigurée des hommes ? C’est là tout le génie de l’art. Et celui de Serwan Baran pour son actuelle exposition à la galerie Saleh Barakat, lui qui fut commandité dans sa jeunesse pour peindre l’éclat des campagnes militaires irakiennes de Saddam Hussein dans les années 80-90. De cet emploi qui lui fit côtoyer de près l’endroit de la propagande du régime, il décide aujourd’hui de révéler l’envers.

À la manière d’un Louis-Ferdinand Céline au lendemain de la Première Guerre mondiale, Serwan Baran raconte son voyage halluciné dans l’enfer de la guerre moderne, qui n’en demeure pas moins toujours plein de cadavres et de gueules cassées. Visions cauchemardesques de corps estropiés, amputés, démis, démembrés, morcelés, où l’on ne voit presque plus que des bandages ensanglantés et des yeux pochés, ces toiles s’emparent de toute l’horreur schizophrénique de la race humaine. C’est avec ce matériau là que le peintre compose, créé, réinvente ; c’est à partir de ces atrocités que jaillit la beauté. Comment ne pas penser à Goya et sa célèbre série Désastres de la guerre, produite entre 1810 et 1815 sur la guerre d’Espagne ?

Cent ans plus tard, en 1917, Guillaume Apollinaire écrivait depuis les tranchées, en pleine Première Guerre mondiale, son poème Merveille de la guerre dans lequel il dit, en regardant les obus tomber çà et là : « C’est un banquet que s’offre la terre/Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles/La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale/Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage/Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain. »

Oui, il y a de la lumière derrière la folie, il y a du sublime dans le carnage. Et les toiles de Serwan Baran, dont certaines atteignent parfois des proportions énormes, malgré toute l’horreur qu’elles dépeignent, regorgent de cette lumière et de ce sublime : il y a ce vert militaire, omniprésent, qui pourrait presque faire penser à celui des feuilles décolorées d’automne, et puis ce bleu électrique des travailleurs forcés qui éblouit par sa vivacité. Cette homogénéité de couleurs, couplée à des coups de pinceau d’une rare violence, traits d’une remarquable expressivité, et cette absence quasi systématique de fond et de décor conduisent à une essentialisation de la souffrance qu’on retrouve dans tous les tableaux. Fin jeu entre figuration et abstraction, la douleur à ce point haussée qu’elle devient concept, déclenche une poéticité particulièrement pathétique qui s’empare du spectateur.

Défaite et humiliation

Si l’exposition « Harsh Beauty » est indéniablement une réussite sur le plan esthétique, elle n’en demeure pas moins profondément signifiante et engagée au niveau politique. Véritable pamphlet visuel, elle est l’antirhétorique de tous les régimes militaires, dénonçant l’absurdité des États qui agitent une région moyen-orientale prise dans une interminable spirale de conflits depuis de longues décennies. Serwan Baran fait de ses toiles le miroir de la défaite, des ratés et des humiliations. Il met sous le nez de tous les dirigeants belliqueux et narcissiques de la région le résultat de l’échec de leurs politiques, qui n’ont conduit qu’à plus de misère et de morts. Ceux-là même qui continuent à alimenter une quelconque forme de glorification militaire, Baran leur présente une sculpture en résine (l’exposition en comporte une autre en bronze) sous forme d’un cercueil habité d’un cadavre couvert de médailles, ironie qui semble reprendre cette célèbre phrase de Neville Chamberlain, Premier ministre britannique de 1937 à 1940 : « Dans une guerre, quel que soit le camp qui puisse se déclarer vainqueur, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des perdants. »

Et si chaque tableau de l’exposition est saturé en hommes, que les hommes occupent systématiquement tout l’espace de la toile, c’est bien pour signifier l’endroit où se trouve la principale partie perdante : les hommes, encore les hommes, toujours pris grégairement par ces forces de destruction souveraines et qui n’en finissent pas de s’entretuer.

Saleh Barakat Gallery, rue Justinien, Clemenceau. Jusqu’au 18 avril.

Carte de visite

Serwan Baran est né à Bagdad en 1968. Diplômé en beaux-arts de l’université de Babylone en Irak, il se fait connaître dans les années 1990 en participant à de nombreuses expositions solo et collectives. En 1994 et 1995, il reçoit respectivement les premier et second prix du Baghdad International Festival of Plastic Arts. En 2003, lorsque les Américains envahissent l’Irak, il s’installe à Oman. Il présente plusieurs expositions en Jordanie, mais aussi à Damas, Tokyo et en République dominicaine en 2012. C’est en 2013 qu’il déménage à Beyrouth, où il vit depuis. Cette même année, il expose à Marrakech et à Doha. En 2015, son travail est montré à Dubaï. En 2018, il participe à une exposition collective à la galerie Saleh Barakat et en fait une à la galerie Agial la même année. En 2019, Serwan Baran représente l’Irak pour la 58e Biennale internationale de Venise avec une exposition intitulée « Fatherland », curatée par Tamara Chalabi et Paolo Colombo. Actuellement, Serwan Baran est membre de plusieurs associations artistiques telles que l’International Association of Art, l’Iraqi Fine Artists Association et l’International Network for Contemporary Iraqi Artists.

C’est beau, c’est affreusement beau. De cette beauté que la désillusion invente, que la chute insuffle à celui que les événements a accidenté. Combien de formes aura pris la souffrance transfigurée des hommes ? C’est là tout le génie de l’art. Et celui de Serwan Baran pour son actuelle exposition à la galerie Saleh Barakat, lui qui fut commandité dans sa jeunesse pour peindre...

commentaires (1)

Magnifique..... et révoltant.

Christine KHALIL

10 h 43, le 24 février 2020

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Commentaires (1)

  • Magnifique..... et révoltant.

    Christine KHALIL

    10 h 43, le 24 février 2020

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