Les motards qui ont escorté les politiciens font un doigt d’honneur aux manifestants. Photo A.-M.H.
Jamais les révolutionnaires du 17 octobre n’ont autant méprisé, insulté, conspué la classe politique au pouvoir. Et avec elle, les forces armées et de sécurité, tous services confondus, déployées hier en nombre impressionnant et toutes armes dehors, sur les routes menant au Parlement, dans le centre-ville de Beyrouth. Jamais, les contestataires arborant leur slogan « pas de confiance » n’ont ressenti avec autant d’intensité cette urgence de passer à la vitesse supérieure et d’ôter toute légitimité au Parlement et au chef de l’État, quitte à passer outre les institutions. Non seulement parce que cette classe politique, déterminée à accorder la confiance au gouvernement du Premier ministre Hassane Diab, n’a réussi à rejoindre l’hémicycle qu’à la sauvette hier matin, de peur d’être agressée par les manifestants. Mais surtout parce que pour parvenir à destination, nombre de députés dans leurs convois de voitures aux vitres teintées ont été carrément escortés jusqu’à la place Riad el-Solh depuis l’accès de Zokak el-Blatt, par des motards du quartier voisin de Khandak el-Ghamik. Ces mêmes motards qui quelques heures plus tôt avaient lancé pierres et insultes en direction des contestataires, faisant quelques blessés. Pour les laisser passer, les forces de l’ordre leur ont dégagé la voie avec empressement, faisant fi de leur devoir d’impartialité. Car ces motards sont connus pour être partisans du chef du mouvement Amal et président de la Chambre Nabih Berry, lui-même proche du Hezbollah. Et en quittant les lieux, ils ne se sont pas privés de faire un doigt d’honneur aux manifestants, dans un geste de défi.
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Les seigneurs de la guerre
Zokak el-Blatt, mardi matin. Le carrefour qui sépare la mosquée el-Omari et l’église Saint-Nichan des arméniens-orthodoxes ressemble à une forteresse. Son accès vers la place Riad el-Solh, et plus loin vers le Parlement, est protégé par des barbelés et par un impressionnant cordon sécuritaire formé des unités les plus aguerries de l’armée libanaise et des Forces de sécurité intérieure. C’est par là que nombre de députés ont réussi à se frayer un passage pour accéder au Parlement, suscitant la colère des manifestants rassemblés depuis les premières heures de la journée. Car le mouvement de contestation populaire, qui a éclaté le 17 octobre dernier, refuse de manifester sa confiance à « un gouvernement qui ne le représente pas », qui ne saurait « sauver le pays de l’effondrement », qui a « gardé au pouvoir les seigneurs de la guerre » et cette même classe politique qui a « dévalisé les caisses de l’État ».
« La déclaration ministérielle n’a pas même envisagé la restitution des fonds volés, revendication première de la contestation populaire », dénonce ainsi Hamza, un contestataire. Les manifestants tentent alors de s’imposer, de bloquer la rue qui mène au Parlement. Ils viennent de partout, appartiennent à toutes les catégories socioculturelles. Parmi eux, des activistes purs et durs, des médecins, des ingénieurs, des étudiants, des chômeurs, des mères et grands-mères d’Achrafieh ou de la Montagne. Certains s’assoient par terre, bloquant la circulation, hurlant leurs slogans contre le pouvoir, le gouvernement et la corruption. « Écrase, mon peuple, écrase ces voyous, ce gouvernement et ce Parlement, ce confessionnalisme et cet appauvrissement (de la population) », scandent-ils. Mais ils sont délogés manu militari, séparés des deux côtés de la rue et bousculés sans ménagement une cinquantaine de mètres plus loin. Des contestataires sont frappés au passage. D’autres trébuchent dans la bousculade, jusque dans les escaliers qui descendent vers l’avenue du Général Fouad Chéhab. On entend déjà les premières sirènes d’ambulances.
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Dans la foulée, la voiture d’un député déboule à toute allure depuis la rue Amine Beyhum à Khandak el-Ghamik et s’engouffre en direction de l’église arménienne. Les manifestants accourent, mais réalisent qu’ils ont été bernés. Ce sera pareil jusqu’à 11h passées, l’heure de la séance parlementaire. À chaque fois qu’un convoi s’annonce, les forces de l’ordre alertées malmènent un peu plus les manifestants, histoire de les distraire. Elles ne tardent pas à recourir aux grenades lacrymogènes et dispersent rapidement les protestataires. Mais la colère monte. Une femme de 55 ans, Rama Fakhoury, a été directement visée par une bombe lacrymogène. « Je ne frappais personne. Je ne cassais rien non plus. Heureusement que l’écriteau que je portais m’a sauvée », lance-t-elle, montrant ses habits brûlés et son écriteau éventré. À fleur de peau, les contestataires s’en prennent aux forces de l’ordre qui « font le jeu des politiciens ». « Vous jouez aux soldats contre nous et protégez 128 voleurs », leur lancent-ils excédés. À mesure que les voitures arrivent et que l’on se rapproche du quorum, leur frustration enfle. Ils s’arment désormais de pierres qu’ils jettent en direction des voitures des parlementaires et des motards qui les encadrent, en criant « voleurs ». On conspue Nabih Berry. Des femmes crient leur colère aux soldats : « Vous n’avez pas honte de protéger ces voyous », lancent-elles, les invitant « à rejoindre le soulèvement populaire ». Des jeunes lancent aussi des pierres en direction de la troupe. Selon un officier qui tente de parlementer avec les manifestants, les forces de l’ordre comptent trois blessés.
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Poursuivre la lutte
On finit par se rendre à l’évidence que le pouvoir a enregistré une victoire. Le quorum est atteint et la confiance sera forcément accordée. « Mais ils sont entrés comme des fuyards, car le peuple leur a retiré sa confiance », constate Gilbert Doumit, du parti Beirut Madinati. Hiba Abou el-Hosn est tellement en colère qu’elle peut à peine parler. « Je me sens plus forte désormais. Ils m’ont donné ce coup de pouce pour poursuivre la lutte et libérer notre pays de leur joug », martèle cette consultante et mère de famille. « C’est clair que ce gouvernement a décidé de ne pas écouter le peuple », regrette de son côté l’activiste Wassef Haraké, condamnant la collusion entre « les voyous et les forces de l’ordre ». « Mais la lutte n’est pas pour autant terminée, promet l’avocat. La rue refuse d’accorder sa confiance à ce cabinet et envisage désormais de faire échec à la légitimité du Parlement et à celle de la présidence. »
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Assaad Thebiane, responsable de l’Initiative Gherbal, tient pour sa part à relativiser. « Ce n’est qu’un round parmi de nombreux autres dans la longue bataille entre le peuple et le pouvoir. La contestation ne sera pas défaite, affirme-t-il, observant que les hommes au pouvoir ont peur de leur peuple. »
Au moment où les contestataires se dispersent, Omar Nachabeh, professeur universitaire et criminologue, regrette tous ces effectifs mobilisés contre le peuple, à défaut de dialogue. « Que raconteront ces soldats à leurs familles, qu’ils ont frappé un étudiant, un élève ou une femme, alors que leurs fins de mois sont aussi difficiles que les protestataires ? » demande-t-il, amer.
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commentaires (9)
Horde barbare pétaradante et pathétique, leur puanteur à elle seule explose tous les bilans-carbone du pays.
Christine KHALIL
16 h 15, le 12 février 2020