Un jeune protestataire lançant une pierre contre les Forces de sécurité intérieure au cours des émeutes de samedi dans le centre-ville. Anwar Amro/AFP
Le spectacle de violence extrême au centre-ville de Beyrouth durant le week-end a clairement montré que le mouvement de contestation est passé à la vitesse supérieure, plusieurs groupes ayant opté pour l’escalade.
Les scènes de guérilla urbaine et les dérapages nocturnes qui ont ponctué le rassemblement de samedi, lequel avait pourtant démarré pacifiquement, sont venus confirmer également le clivage qui existe désormais au sein du mouvement de contestation autour du choix des moyens de pression dont disposent les protestataires pour faire plier le pouvoir.
Pour certains, « l’autisme » dont a fait preuve la classe politique depuis plus de trois mois face aux revendications populaires et son insistance à rééditer d’anciennes pratiques décriées dans la rue depuis le début de la révolte ne peuvent plus être corrigés que par une escalade bien dosée, l’option pacifique n’ayant généré aucun résultat à ce jour.
D’autres continuent pourtant de prêcher les vertus d’un mouvement civique considéré plus dissuasif, qui s’inscrirait dans le moyen et long terme, même si à ce jour il n’a donné que de maigres résultats en termes d’alternance et de changement des élites au pouvoir.
« Nous n’avons plus rien à perdre. Notre dignité vaut bien plus qu’une vie saturée d’humiliations et de privations. » C’est par ce leitmotiv, qui rappelle étrangement les slogans scandés durant la révolution ukrainienne de 2013-2014, qu’un nombre de plus en plus large de protestataires, des jeunes principalement, justifient leur glissement vers la violence.
(Lire aussi : De quelle violence parle-t-on ?, l’édito de Émilie SUEUR)
Choix plus dissuasif
Depuis plusieurs semaines, le débat en cercles fermés et sur les réseaux sociaux est houleux. Entre une génération qui bouillonne d’impatience, prise par la lassitude face à la sourde oreille des responsables politiques – qui viennent de leur livrer une fois de plus un étalage éhonté de leurs tiraillements internes et de manœuvres destinées à leur reconduction au pouvoir coûte que coûte–, et des groupes plus pondérés qui, sans pour autant condamner l’option de la radicalisation, continuent de défendre une position plus modérée, c’est la première tendance qui semble clairement prendre le dessus.
« La radicalisation, c’est le choix de la classe dirigeante, pas le nôtre. Nous, nous subissons la violence », témoigne Sana’, une activiste qui avait milité dans les rangs de la Gauche démocratique. « Quand on sombre de plus en plus dans la précarité et qu’on a une mafia au pouvoir, la violence comprimée va forcément exploser », justifie-t-elle.
Réaction de frustration et de ras-le-bol pour les uns, le recours à la violence est considéré comme un choix conscient et un moyen de dissuasion plus efficace chez les autres.
« Quand il n’y a aucune réaction de la part du pouvoir et une absence d’écoute du mouvement revendicatif, cela suscite chez ceux qui sont le plus lésés un glissement vers le refus et la contestation de la légitimité des institutions et du pouvoir », fait valoir à L’Orient-Le Jour le chef du parti Mouwatinoun wa mouwatinate, Charbel Nahas.
Plus ciblée au départ, l’escalade devait principalement concerner le secteur bancaire, symbole ultime de l’appauvrissement des gens et de l’humiliation subie devant les guichets.
« Certains canalisent cette violence parce qu’ils sont convaincus idéologiquement que le symbole de l’argent doit être attaqué. D’autres proches du Hezbollah réagissent contre les banques accusées d’appliquer le plan américain qui, à travers les finances, consiste à saper le parti », commente Tanios Deaïbès, activiste et ancien journaliste.
Attribué principalement à des casseurs issus des milieux proches du Hezbollah et du mouvement Amal, mais aussi à certains milieux de la gauche convaincus de par leur idéologie de l’efficacité du recours à une contestation plus violente, le saccage dans le périmètre de la Banque du Liban aurait également été l’œuvre de jeunes considérés politiquement indépendants. Même au sein des tendances de droite en faveur du blocage des routes, nombreux sont ceux qui ne sont plus opposés à la casse, comme le confirment plusieurs sources concordantes.
« Souvent les protestataires qui voient d’autres vandaliser ou recourir à la violence s’enthousiasment et décident de passer à leur tour à l’action, un peu par contagion », confie Halimé Kaakour, une activiste qui laisse entendre que la radicalisation n’est plus l’apanage d’un groupe précis, encore moins de quelques gangs infiltrés.
(Lire aussi : Les émeutes se renouvellent dans le centre-ville au lendemain d’un samedi d’une violence inouïe
Diversification des cibles
Les incidents qui se sont produits samedi devant l’un des accès du Parlement avant de se propager à d’autres espaces du centre-ville ont démontré que ce ne sont plus les seules banques qui sont dans le point de mire des casseurs, mais également les institutions considérées comme la « clé de voûte du système dont nous subissions la violence psychologique et sociale », comme le souligne Elham, une activiste issue des milieux de la gauche.
Tout en évitant de juger ou de condamner la nouvelle orientation que semble prendre un mouvement de contestation dont les protagonistes se sont targués, aux premières semaines de la révolte, de son caractère pacifique et unificateur, plusieurs groupes d’activistes continuent de défendre leur choix de départ et tentent de calmer les esprits dans les rangs des plus jeunes, sans trop y parvenir.
Le discours autour du risque de chaos généralisé ou celui d’une guerre civile ne passe plus auprès de la nouvelle génération qui ne croit ni aux lignes de démarcation qui avaient marqué les années 70 ni à un affrontement communautaire par lequel elle ne se sent aucunement concernée.
« Personne ne peut leur dicter ce qu’ils doivent faire ou pas. Nous n’avons aucune autorité sur eux », confie une avocate militante. Lors des échanges qui ont eu lieu après les premiers signes de radicalisation, les plus jeunes se montraient intraitables dès lors qu’il était question d’envisager un commandement ou un comité de direction du mouvement, ou encore de renoncer à l’option de la violence.
« Vous auriez dû faire votre révolution en votre temps, mais vous avez manqué le coche. Alors, laissez-nous faire la nôtre. Après tout, c’est vous qui avez voté pour cette classe politique », relate l’avocate, résumant ainsi les propos de certains jeunes contestataires.
Sans boussole ni directives précises, mais avec néanmoins une plateforme de revendications désormais connues, avec à leur tête la formation d’un gouvernement formé uniquement de personnalités intègres et indépendantes, la révolte semble évoluer au gré de l’humeur hétéroclite de ses membres, avec le risque de voir la radicalisation primer sur l’ensemble du mouvement.
« Aujourd’hui, il y a une tendance du “hirak” à marginaliser, voire à éliminer ceux qui s’opposent à l’usage de la violence. Chacun s’estime libre de s’exprimer comme il le souhaite », souligne Pierre el-Khoury, ancien membre de Beyrouth Madinati et actuellement membre du groupe progressiste Aan haqqak dafeh.
Pour certains intellectuels, l’heure n’est pas au jugement ni à la dénonciation, mais plutôt à la recherche de solutions susceptibles de mettre fin à une violence qui, pour l’heure, reste « contrôlée et ciblée ». « Il ne s’agit pas de condamner, mais de voir la casse comme une expression parmi d’autres, de la comprendre pour la défaire », commente M. Deaïbès qui met l’accent sur les raisons à l’origine de la violence, dont le contexte d’injustice sociale et économique.
Tout en exprimant sa compassion pour une jeunesse en effervescence, dégoûtée et souffrant au quotidien, Halimé Kaakour continue de prêcher en faveur de l’option pacifique. Pour étayer son choix, l’activiste cite, chiffres à l’appui, une recherche universitaire effectuée aux États-Unis en 2014 selon laquelle, sur un échantillon de 323 campagnes politiques à travers le monde, 53 % de celles qui ont opté pour la voie pacifique ont réussi, contre seulement 23 % pour celles qui ont viré vers la violence.
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commentaires (11)
Il est impossible qu'une révolution reste pacifique au Liban, le pays est ainsi fait ... C'est une guerre civile qui doit être déclenchée , mais sans résultat garanti , au contraire !
Chucri Abboud
13 h 39, le 20 janvier 2020