Au cœur de Beyrouth, non loin du Parlement, des manifestants jettent des pierres contre les forces de l’ordre. Hassan Assal/An-Nahar
C’est le bilan le plus lourd depuis le début du soulèvement populaire : rien que dans la soirée de samedi, on dénombre quelque 400 blessés parmi les manifestants et les forces de l’ordre. Parmi eux, « 179 sérieusement blessés, transportés par la Croix-Rouge libanaise et la Défense civile dans divers hôpitaux de la capitale en raison d’atteintes par balles en caoutchouc, jets de pierre, explosifs ou inhalation de gaz lacrymogènes », affirme à L’Orient-Le Jour le secrétaire général de la CRL, Georges Kettaneh. Sans parler de la journée dominicale, qui a également eu son lot de blessés.
Mais au-delà des chiffres, c’est bien la première fois que les forces de l’ordre usent de balles en caoutchouc contre les manifestants, en plus des gaz lacrymogènes, des coups de poing et de matraque, des jets de pierre. Et ces balles sont parfois tirées de très près, visant la tête, le visage ou des organes vitaux, occasionnant de graves blessures. Résultat, plusieurs manifestants ont dû subir des interventions chirurgicales pour des traumatismes divers. Rien qu’à l’Hôtel-Dieu de France qui a accueilli 55 blessés, 3 jeunes militants ont dû être hospitalisés. « Deux jeunes gens ont été opérés aux yeux, le globe oculaire ayant été atteint par un corps étranger non identifié, et un troisième jeune a été opéré à la main, touchée par un explosif », affirme à L’Orient-Le Jour le chef du service des urgences à l’Hôtel-Dieu, le Dr Antoine Zoghbi, également président de la CRL. Si « la main du jeune militant est sauvée », le médecin ne sait toujours pas si les deux blessés aux yeux recouvreront la vue. « Nous constatons certes une montée de la violence de part et d’autre. Mais la riposte des forces de sécurité était exagérée. Ils n’auraient pas dû viser les manifestants avec des balles en caoutchouc, mais faire preuve de modération », commente-t-il.
(Lire aussi : De quelle violence parle-t-on ?, l’édito de Émilie SUEUR)
Atteint à la bouche, à six mètres de distance
Il est vrai que les manifestants, ou du moins ceux d’entre eux qui ont décidé de passer à la vitesse supérieure et d’abandonner tout engagement pacifique, n’hésitent plus à caillasser les forces de l’ordre qu’ils considèrent comme protectrices d’un pouvoir corrompu et voleur des deniers publics, à détruire aussi les biens publics et même privés, les banques en l’occurrence, responsables à leurs yeux de l’échec de la politique financière, économique et politique des autorités. Mais parmi les blessés sérieux, il y a des contestataires pacifiques, comme Jean-Georges Prince, un publicitaire de 32 ans, qui manifeste tous les jours depuis trois mois. Posté devant l’hôtel Le Gray en face des forces de l’ordre, il chantait avec les manifestants, raconte-t-il, « lorsque les forces de de sécurité ont décidé de faire reculer tout le monde ». Il était 20h30. « Ils ont lancé des bombes lacrymogènes, tiré des balles en caoutchouc et visé ma bouche à six mètres de distance », dit-il à L’OLJ avec grande difficulté. Hospitalisé et opéré à l’hôpital Jeitaoui, où on lui a proposé de l’aider si l’assurance ne le couvrait pas, le jeune homme a « 55 points de suture, les dents cassées, et horriblement mal », malgré les calmants. « Ce n’est pas ça qui va m’empêcher de rejoindre les manifestations, dès que j’irai un peu mieux et qu’il n’y aura plus de risque d’infection », assure-t-il. Commentant la montée de la violence, le militant observe des « forces de l’ordre encore plus barricadées ». « Elles semblaient particulièrement survoltées, et les agressions contre les manifestants ont démarré plus tôt que d’habitude », souligne-t-il. Et en face, des protestataires particulièrement excédés de voir que rien ne change alors que le pays continue de sombrer dans la crise économique, prêts à tout, même à la violence, car ils n’ont plus rien à perdre. Sur les réseaux sociaux circulent les noms et les photos de jeunes militants sur leur lit d’hôpital. On raconte que Caren Hilal a été directement visée par une bombe lacrymogène, que Ali el-Haiby a été blessé à la main. On organise des collectes de fonds pour venir en aide aux blessés.
Un autre contestataire, Tarek Beaïni, 37 ans, se trouvait lui à proximité du siège du parti Kataëb. « J’étais à côté de l’armée libanaise lorsque les forces de l’ordre se sont mises à lancer des gaz lacrymogènes », raconte-t-il à L’OLJ. C’est en tentant de fuir qu’il reçoit un projectile dans le haut de la cuisse. « Fort heureusement, il était tiré de loin et n’a pas touché une articulation ou un nerf », se console cet ingénieur, qui n’a pas pris la peine de se rendre à l’hôpital vu que sa blessure était légère. « La plaie a été désinfectée sur place et j’ai poursuivi le sit-in », précise-t-il. Fervent militant pour le changement depuis la crise des déchets de 2015, manifestant des plus réguliers, le jeune professionnel est certain que les balles lancées par les forces de l’ordre étaient ciblées. « Ce n’était pas une confrontation. Ils ont canardé les manifestants qu’ils ont identifiés comme faisant partie des plus assidus », accuse-t-il, dénonçant « les violations commises par les forces de l’ordre, qui cherchent à se venger des manifestants ». Et comme pour confirmer ses propos, le Comité des avocats de défense des manifestants accusait hier les forces de l’ordre de pourchasser les manifestants, jusqu’à leur sortie de l’hôpital…
(Lire aussi : Mouvement de contestation : la violence n’est plus un tabou)
Chez les policiers, trois atteintes « graves » à la tête
Parmi les blessés figurent des agents des forces de l’ordre. Principalement victimes de jets de pierres, de projectiles explosifs, de difficultés respiratoires et de chutes. Les plus touchés ont été hospitalisés dans d’autres hôpitaux que les manifestants pour éviter les clashes, principalement à l’Hôpital américain de Beyrouth (AUH) et à l’hôpital Saint-Georges des grecs-orthodoxes. Les cas les plus bénins, eux, ont été soignés sur place. Selon un communiqué succinct des Forces de sécurité intérieure, « 142 éléments des forces de l’ordre ont été blessés, dont 7 officiers et trois atteintes graves à la tête ». Mais nous n’avons pas réussi à contacter la direction des FSI pour en savoir davantage sur la sévérité de ces cas. Quant aux hôpitaux concernés, ils ont préféré ne révéler aucune information liée à leurs patients.
Dans ce contexte, la ministre sortante de l’Intérieur Raya el-Hassan estimait samedi soir que les agressions contre les forces de l’ordre étaient « inacceptables ». « À plusieurs reprises, je me suis engagée à protéger les manifestations pacifiques, et j’ai toujours affirmé le droit de manifester, mais il est condamnable et inacceptable que ces manifestations se transforment en agressions flagrantes contre les forces de l’ordre et les biens publics et privés », écrivait Mme Hassan sur son compte Twitter.
Il n’en reste pas moins que le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, condamnait samedi l’usage pour la première fois des balles en caoutchouc contre les manifestants. « Cette mesure outrepasse les normes en vigueur », dénonçait-il, réclamant « une enquête sur les violations perpétrées par les forces de l’ordre ».
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commentaires (7)
En gros la police doit se laisser caillasser sans bouger le petit doigt?? Étrange logique...
Sybille S. Hneine
16 h 53, le 20 janvier 2020