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Culture - Rencontre

« Le Liban est un pays de bulles qui vivent l’une à côté de l’autre »

Karine Wehbé et Nadim Tabet rééditent le court-métrage « Summer 91 » sur lequel ils ont collaboré il y a cinq ans, en créant une atmosphère sensorielle à plus d’un niveau, dans la vitrine du BAR (Beirut Art Residency) à Gemmayzé. Une expérience nouvelle où il fait bon s’immerger.


« Re-edit Summer 91 » au Beirut Art Residency. Photo Christopher Rizkallah

C’est un coin aux teintes bleutées, niché dans la rue Pasteur. Deux lucarnes ouvertes invitent à tendre l’oreille et à écouter le magma de bruits qui enveloppent une femme qu’on voit de dos, submergée par l’eau d’une piscine. Coule-t-elle ? Essaye-t-elle de mettre la tête hors de l’eau ? C’est à l’initiative de Beirut Art Residency, qui invite tous les deux mois un artiste à réaliser un geste artistique, que le tandem Karine Wehbé / Nadim Tabet a pensé extraire un moment de son film réalisé il y a cinq ans et à suspendre l’action dans le temps. « Commandité par le BAR en août dernier, ce projet nous a séduits à Karine et moi-même. Nous avons décidé de reconstituer l’intérieur de cette piscine et de choisir cet extrait-là de Summer 91 en décomposant le plan large de la scène du film. Il faut tendre l’oreille pour faire attention à la bande sonore qui dure sept minutes », précise le cinéaste. Le titre en soi Re-edit Summer 91 évoque la notion de remake. « Ce qui m’intéressait en effet, c’est comment faire le remake d’un film en le proposant sous un format différent, comme celui d’une installation par exemple. De plus, il nous fallait choisir un sens alors qu’il y en a plein dans le film. Le thème le plus séduisant et celui qui soulève des dizaines d’interrogations est celui de la bulle. »

« Combien de temps une bulle peut-elle tenir le coup sans être perturbée par l’extérieur ? Combien de temps peut-on être protégé avant qu’elle n’éclate ? Comment peut-on s’en extraire ou pas ? Toutes ces questions nous amènent à nous interroger sur notre propre identité et sur le fait de savoir comment les Libanais vivent chacun dans sa propre bulle. Le Liban de Gemmayzé est-il le même que celui des souks de Tripoli ou de Saïda ? Nous sommes finalement un pays de bulles qui vivent l’une à côté de l’autre. Cela fait-il un pays unitaire ? » se demande-t-il encore. « À toutes ces questions, je ne trouve pas de réponse, mais je sais bien une chose : refaire un acte artistique autour d’un film ne consiste pas à le déconstruire, mais à le recreuser et à le fouiller. Je pense que cette thaoura (révolte du 17 octobre) pourrait, par ailleurs, donner quelques réponses. »

L’installation commanditée en août regroupe dans la bande sonore non seulement des cris de manifestants filmés au fil des années (manifestations de Palestiniens, antisyriennes puis celles de Tol3et rihetkon (Vous puez, groupe de la société civile) mais aussi celles de la révolte actuelle sur fond parfois de mitraillettes camouflées ou de dialogues en simili-borborygmes.


Au fond de la piscine
En 2014, le réalisateur et la graphiste s’étaient retrouvés sur un projet qui allait prendre la forme d’un film narratif sans l’intervention de comédiens, mais où les centres balnéaires avec leurs murs, leurs blocs (A,B ou C) et leurs étages s’y feront les seuls acteurs vivants. Summer 91 est un film nostalgique sur fond d’histoire, romantique sur fond de suspense, où la pureté de l’adolescence contraste avec la réalité vermoulue du pays sur une bande son concoctée par le compositeur et musicien Charbel Habre. « Je m’étais rendu compte, dit le réalisateur de One of these days, que la réalité libanaise était truffée de faits divers sordides qui relevaient du suspense et parfois de l’horreur. » Ce qui lui inspira d’ailleurs son récent travail sur un film d’horreur qui a eu un fonds de soutien du Festival du film d’el-Gouna. Pour raconter l’aventure de ces centres balnéaires qui ont pullulé dans les années 80 sur le littoral libanais, avec une concentration du côté nord du pays, qui de mieux que son amie et collègue Karine Wehbé qui avait travaillé précédemment sur la carte géographique de ces lieux ? « Ce sont des espaces, dit-elle, qui étaient construits pour y passer des étés ensoleillés et de farniente et qui sont devenus avec le temps et à cause des guerres successives des lieux d’habitation, voire d’abri ». « Qui n’a pas un souvenir au Holiday Beach, aux Résidences de la mer, au Solémar, à Tabarja et autres ? Nimbés de soleil, ces endroits côtoyant la mer faisaient fleurir les amourettes, les aventures sexuelles chez les jeunes et parfois scabreuses chez les adultes », ajoute Tabet. C’est donc un exercice de mémoire qu’avait entrepris le tandem et qui inspirera de nouveau au cinéaste un long-métrage. « J’ai habité la France durant quinze ans, dit Karine Wehbé. Et quand je suis rentrée au Liban il y a 20 ans, je me suis demandée pourquoi je ne retournerai pas sur des lieux de mémoire. J’ai commencé par une série de photos où j’essayais de discerner ce qui a changé. Puis par la suite, j’ai effectué une documentation d’archives sur le littoral. Le film de Nadim est arrivé à point. Je voulais mettre en scène toutes ces images qui étaient restées dans ma mémoire afin qu’elles reprennent vie et qu’elles deviennent animées. J’ai aimé cette forme parce qu’elle est à mi-chemin entre l’expérimental et le cinéma. Ça évoque l’idée de correspondance. » Dans Re-edit Summer 91 qui évoque, justement, l’idée de correspondance entre passé, présent et avenir, Karine Wehbé et Nadim Tabet proposent un lieu de réflexion et d’introspection. Sept minutes seulement de silence sous-marin émaillé de bruits qui resurgissent du passé.



Pour mémoire

Karine Wehbé, fouilleuse d’émotions...

La sensualité désenchantée et sexy selon Nadim Tabet...


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