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Nos Lecteurs ont la Parole - Par Sélim NASSIB

Tribune - Liban : « Vous avez voulu nous enterrer, vous ne saviez pas que nous étions des graines »

C’est une femme corpulente d’une cinquantaine d’années, coiffée d’un bob aux couleurs du drapeau libanais, qui se lève soudain dans ce restaurant huppé et entonne, au milieu de son déjeuner, l’hymne national. Je n’en reviens pas, les clients de toutes les tables se lèvent à leur tour, tous sans exception, et l’accompagnent à pleine voix. Nous sommes tous pour la patrie ! À peine ont-ils fini qu’ils lèvent le poing pour hurler le cri de ralliement du soulèvement libanais : « Killone yaani killone ! », « Tous, ça veut dire tous ! » – c’est la classe politique tout entière qui est sommée de dégager.

Arrivé la veille à Beyrouth après presque deux décennies d’absence volontaire, je m’attendais plutôt à un soulèvement de classe. Et voilà que des bourgeois, dont les privilèges et les revenus seraient logiquement rognés en cas de justice sociale, s’affichent de tout cœur avec le mouvement. Des femmes richissimes descendent en groupe tous les matins à l’aube afin de nettoyer le centre-ville occupé par les manifestants. Tous et toutes répètent à l’envi les fondamentaux du mouvement : chute du gouvernement, formation d’un cabinet de technocrates compétents, élections législatives anticipées, lutte contre la corruption, récupération de l’argent volé. Que s’est-il passé ?

Il s’est passé une implosion, une déflagration, on ne sait comment l’appeler, un tremblement de terre si puissant que tout le monde s’y est rallié. La digue qui retenait depuis des décennies les rancœurs, les misères et les frustrations d’un peuple a brutalement cédé : dans un élan irrépressible et quasi unanime, la société libanaise a vomi ses dirigeants – et continue de les vomir jour après jour. En un éclair, la population a compris que ceux qui la gouvernent, presque tous ex-chefs de milice de la guerre civile reconvertis dans la politique, formaient un cartel qui se partageait le gâteau et assurait chacun son emprise sur « sa » communauté grâce à un clientélisme généralisé.

Ce système humiliant, tant que l’on pouvait survivre, on le supportait tant bien que mal. Mais les ressources du clientélisme se sont asséchées, l’Arabie saoudite ayant cessé de financer un pays contrôlé aux trois quarts par l’Iran, et l’Iran, étranglé par les sanctions américaines, n’ayant plus assez d’argent. Du coup, la difficulté de boucler ses fins de mois, trouver un emploi, louer un appartement, envoyer ses enfants à l’école, payer ses soins médicaux est devenue insupportable. Et trente ans après la fin de la guerre civile, pendant que certains se construisent des villas et roulent en Maserati, l’État n’arrive pas à fournir de l’eau potable ou de l’électricité de façon continue pour tous. Cela sans parler de la misère noire de gens sans ressource aucune, ni des enfants allant piocher dans les poubelles pour trouver de quoi manger. Il y a soudain eu comme un précipité, un ras-le-bol généralisé, marre, c’est marre, la colère a explosé – et bien malin qui réussira à la remettre dans sa boîte. Il a suffi par exemple que deux sœurs aient l’idée de lancer une chaîne humaine reliant le nord au sud du pays pour que quelques jours plus tard, ayant trouvé des relais et des bénévoles par dizaines, cette chaîne réunisse quelque 100 000 personnes se tenant la main sur 170 km de côtes libanaises. C’est dire la puissance de ce mouvement et sa capacité à s’organiser de façon quasi organique. C’est dire aussi la difficulté de le manipuler ou de le réprimer puisqu’il est horizontal, sans chef, qu’il chante, danse, rit, plein d’humour et de génie, et qu’il se moque ouvertement des dirigeants conspués et réduits à l’impuissance. « Que tombe le régime ! » disent les slogans sur les murs – mais ils disent encore : « Que tombe la peur ! », et aussi : « La révolution est une femme ».

Car les femmes, les jeunes filles, oui, sont au premier rang et poussent leurs revendications spécifiques en plus des exigences communes. Même la communauté LGBT, pourtant habituée à se cacher, se manifeste, quoique discrètement. Le coming-out est à la fois individuel et collectif. Dès le premier soir, ma fille de vingt et un ans, qui n’avait jamais connu le Liban, a été accueillie à bras ouverts par les manifestants qui bloquaient le Ring, l’axe reliant les deux moitiés de la capitale. Rentrée au petit matin, cette seule nuit a suffi à la faire libanaise – et c’est comme si un membre amputé et plus ou moins douloureux, toute l’histoire ancienne de son père né à Beyrouth, avait pris vie. Et ma femme qui avait eu une vision traumatique du Liban à la sortie de la guerre civile a trouvé cette fois « un pays sans haine ». Dans les rues, chacun raconte son histoire particulière et toutes se retrouvent dans une histoire commune. « Mon fils est diplômé de l’université depuis 17 mois, me dit un chauffeur de taxi chiite, il a déposé un dossier pour intégrer la fonction publique et personne ne lui répond ! Je pourrais aller voir mon zaïm pour qu’il arrange ça, mais je ne veux plus baiser la main de personne ! »

Des professeurs d’université invitent leurs étudiants à débattre dans la rue de la Constitution ou de la non-violence – car le mouvement est radicalement non violent. Des magistrats lancent un club pour étudier les moyens de poursuivre les corrompus et récupérer l’argent volé – qui se compte en milliards d’euros. Des avocats font de même. Et toutes les chaînes de télé se sont mises au microtrottoir, offrant à leurs auditeurs, du nord au sud du pays, un flot continu exposant par le menu toutes les revendications du mouvement et toutes ses motivations. Face à ce déferlement, que peuvent les dirigeants ? Leurs manettes ne répondent plus, leurs relais ont disparu, les réseaux sociaux utilisés par la nouvelle génération leur sont presque étrangers, leur façon de gouverner est devenue obsolète du jour au lendemain. De surcroît, l’armée dont ils disposent n’est pas formée à la répression de masse : multiconfessionnelle, elle est sensible aux appels de fraternisation que lui lancent les manifestants. Alors ils s’empêtrent, reconnaissent du bout des lèvres la noblesse du mouvement… et avertissent dans le même souffle que la situation économique est catastrophique (ce qui est vrai) et que cela risque de finir en « batailles de rue ». La menace est à peine voilée. Et quand les deux principaux partis chiites, le Hezbollah et Amal, lancent leurs voyous cogner à coups de bâton sur la foule pacifique, leur violence se retourne contre eux et ils sont dénoncés de toutes parts. Pourtant, on ne voit pas l’Iran, parrain des deux partis chiites, accepter de perdre son emprise sur le Liban au moment où il est violemment contesté en Irak. Pour l’instant, le cartel au pouvoir joue le pourrissement. Mais il est à craindre qu’il finisse par lancer une provocation sanglante, une horreur quelconque, pour rallumer la guerre confessionnelle.

Nous savons que nous pouvons perdre, reconnaissent à voix basse certains manifestants – mais les jours passent et ils ne perdent pas. Nous savons qu’ils vont essayer de nous diviser pour reconstituer leur cartel de mafieux confessionnels – mais ils ne se divisent pas. Nous savons que le mouvement peut s’essouffler et que les gens ont besoin de travailler, d’étudier… mais il ne s’essouffle pas – et quand la mobilisation baisse, elle reprend un peu plus tard, toujours massive. Chaque jour qui passe est un jour de gagné. Car les paysans, les étudiants, les jeunes, les femmes, les blogueurs inventent heure après heure, et ce qu’ils produisent dessine déjà un autre Liban. Quoi qu’il arrive, comment des dirigeants faillis feraient-ils remonter l’eau dans un barrage qui a déjà cédé ? Il ne s’agit pas seulement de « dégagisme ». En 1943, l’indépendance du Liban avait été négociée sur la base d’un pacte national partageant le pouvoir entre chrétiens et musulmans. C’est précisément ce cadre qui vole en éclats aujourd’hui au profit de l’affirmation d’une individualité strictement citoyenne. La débauche insensée de drapeaux rouge et blanc frappés du cèdre national et qui enveloppent toutes les manifestations n’est pas tant l’expression d’un nationalisme étroit que l’affirmation exubérante d’une rupture avec le clan et du désir éperdu d’appartenir, enfin, à une nation égale pour tous. Telle est cette révolution.

« Nous nous sommes engagés politiquement dans les années 60, me dit mon ami l’écrivain Élias Khoury, nous avons écrit et milité tant que nous avons pu – pour finir avec l’impression d’avoir perdu notre temps – notre vie entière. Et voilà que ce mouvement vient nous montrer que les idées ont une existence souterraine et qu’elles ressurgissent étrangement au moment où on les attend le moins. » Il est vrai qu’avec l’écrasement du printemps arabe de 2011 (sauf en Tunisie), on pouvait croire l’affaire entendue. Mais aujourd’hui, outre le Liban, il y a l’Irak, l’Algérie, le Soudan et d’autres qui se soulèvent et crient, comme alors : « Le peuple / veut / la chute du régime. » Ce qui se joue au Liban est plus grand que le Liban. Car le monde arabe tout entier est malade du communautarisme. « Vous avez voulu nous enterrer, disait un slogan de 2011, vous ne saviez pas que nous étions des graines. »

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

C’est une femme corpulente d’une cinquantaine d’années, coiffée d’un bob aux couleurs du drapeau libanais, qui se lève soudain dans ce restaurant huppé et entonne, au milieu de son déjeuner, l’hymne national. Je n’en reviens pas, les clients de toutes les tables se lèvent à leur tour, tous sans exception, et l’accompagnent à pleine voix. Nous sommes tous pour la patrie ! À...

commentaires (3)

LES LAISSES POUR COMPTE SE SONT REVEILLES. LA CLIQUE DES GOUVERNANTS CORROMPUS ET INCOMPETENTS DE TOUTE COULEUR ET ESPECE EST ANATHEMATISEE PAR LE PEUPLE. IL FAUT QU,ILS DEGAGENT. ET LES DEUX MILICES DOIVENT LIVRER LEURS ARSENAUX A L,ARMEE LIBANAISE.

LA LIBRE EXPRESSION

13 h 37, le 18 décembre 2019

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Commentaires (3)

  • LES LAISSES POUR COMPTE SE SONT REVEILLES. LA CLIQUE DES GOUVERNANTS CORROMPUS ET INCOMPETENTS DE TOUTE COULEUR ET ESPECE EST ANATHEMATISEE PAR LE PEUPLE. IL FAUT QU,ILS DEGAGENT. ET LES DEUX MILICES DOIVENT LIVRER LEURS ARSENAUX A L,ARMEE LIBANAISE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 37, le 18 décembre 2019

  • ""« Mon fils est diplômé de l’université depuis 17 mois, me dit un chauffeur de taxi chiite, il a déposé un dossier pour intégrer la fonction publique et personne ne lui répond !"" Chauffeur de taxi chiite ! Au Liban, à quoi reconnaît-on la confession d’un chauffeur de taxi ? À son accent, à son franc parler ? S’ils sont volubiles en analyse politique, leur collègue n’aurait précisé sa tendance pro Hezb ou pro Amal pour ne pas se laisser dire que le Liban redeviendra un jour entièrement chiite. Car selon la légende qu’entretenait un intello : ""Dans la nuit des temps ... le Liban était entièrement chiite"" (sic). Analyse ? Article très descriptif, ressasse les mêmes thèmes...

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    11 h 54, le 18 décembre 2019

  • WOW !

    Gaby SIOUFI

    10 h 52, le 18 décembre 2019

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