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Moyen Orient et Monde - Éclairage

Pourquoi les Arabes sunnites ne rejoignent pas massivement la contestation irakienne

La semaine dernière, les provinces du nord du pays se sont mobilisées pour la première fois dans la rue contre le pouvoir en place et en soutien aux manifestations dans le Sud.

Marche des étudiants de l’Université de Mossoul en hommage aux manifestants tués dans le sud de l’Irak, le 1er décembre 2019. Zaid al-Obeidi/AFP

« Chiites, sunnites, nous sommes frères. » Cet appel à la fraternité martelé depuis le 1er octobre dans le sud de l’Irak, majoritairement chiite, n’avait pas encore résonné sur les places publiques des provinces arabes sunnites du nord du pays.

Et pour cause, la contestation oppose surtout une base chiite en proie à des conditions de vie de plus en plus difficiles à un pouvoir également chiite, mais perçu comme corrompu et sous emprise iranienne. « Pour la première fois depuis 2003, le mouvement de contestation n’est ni ethnique ni confessionnel. C’est la fitna à l’intérieur de la maison chiite. Il y a 362 ans d’écart de salaire entre la base et le pouvoir », décrypte pour L’Orient-Le Jour Adel Bakawan, sociologue et directeur du Centre de sociologie de l’Irak (CSI).

Vendredi soir dernier pourtant, la révolte a commencé à s’étendre à des provinces du Nord, dans des villes telles que Fallouja, Tikrit ou encore Mossoul. Encouragés par l’annonce de la démission du Premier ministre Adel Abdel Mahdi, galvanisés par la victoire de l’Irak face aux Émirats arabes unis à la Coupe du Golfe des nations de football, des manifestants sont descendus dans les rues pour exprimer leur solidarité avec leurs compatriotes du Sud. « Avec notre sang et notre âme, nous nous sacrifierons pour toi Dhi Qar », ont ainsi scandé des manifestants à Mossoul, en référence à cette province où les forces de sécurité ont tué plus de 20 personnes les jours précédents. Jusqu’à présent, on compte plus de 420 morts, victimes de la répression brutale des autorités contre le soulèvement.

« Je me sens extrêmement solidaire du mouvement. Nous sommes unis contre les politiciens parce que tout le monde est mécontent de la performance du gouvernement », confie Sami, un habitant de Mossoul contacté par L’Orient-Le Jour.

Malgré cet élan d’indignation, la contestation n’a pas encore gagné massivement le nord du pays. La discrétion observée dans ces provinces, reprises il y a deux ans à l’organisation jihadiste État islamique, est le fruit d’un lourd passé. Comme dans les régions du Sud, la population souffre d’un manque criant de services publics et de l’incurie du pouvoir. Mais elle craint que sa colère ne soit associée à une forme de nostalgie pour l’ancien régime baassiste, ou pire, de complicité avec les jihadistes. Ces accusations ont déjà à maintes reprises été colportées par le pouvoir en place à l’encontre des manifestants pour les discréditer.

C’est donc sur les réseaux sociaux que de nombreux sympathisants du mouvement vivant dans les régions du Nord et de l’Ouest se sont mobilisés pour exprimer leur rage. « Même si vous ne pouvez pas participer aux manifestations, vous pouvez faire preuve de désobéissance civile tout en restant chez vous », publiait ainsi le 5 octobre le « Mosul Eye », un blog créé en 2014 pour témoigner des conditions de vie dans la ville de Mossoul sous l’occupation de l’EI. Certains ont payé cet activisme au prix fort. Dans l’immense province sunnite d’al-Anbar, à l’ouest de Bagdad, plusieurs personnes ont été arrêtées à leur domicile par les forces de sécurité peu après la publication de leurs posts en ligne.



(Lire aussi : Quand l’Iran se fait aider par le Hezbollah dans les tractations à Bagdad)



Marginalisation
Les précautions arabes sunnites portent en elles le fardeau écrasant de l’histoire récente du pays. Sous le règne du parti Baas dirigé par Saddam Hussein, l’emprise de cette minorité sur le pouvoir s’est bâtie au détriment des Kurdes et des chiites. Pour faire taire toute contestation, l’ancien dictateur ne lésinait sur aucun moyen. En témoigne l’écrasement dans le sang du soulèvement chiite de 1991 ou le largage, trois ans plus tôt, d’agents chimiques sur la ville kurde de Halabja.

L’intervention des États-Unis en 2003 – puis l’occupation américaine – brise cette domination. « Il y a eu deux étapes dans la première loi promulguée par les autorités américaines et leurs alliés chiites. La “débaassification” d’abord, puis la “désunnification” de l’Irak, observe M. Bakawan. Cette politique n’a pas uniquement visé les anciens membres du parti Baas, mais aussi “le sunnite” pour la seule raison qu’il est sunnite. » Renvoyée aux marges de la politique, la communauté est collectivement humiliée. Beaucoup se tournent progressivement vers des courants salafistes porteurs d’une identité religieuse et confessionnelle sunnite qu’ils opposent à un pouvoir chiite honni et « mécréant ».

Des années plus tard, en janvier 2014, et alors que les violences interconfessionnelles n’ont cessé de ponctuer la vie des Irakiens depuis la chute de l’ancien régime, l’EI progresse de manière spectaculaire dans le nord et l’ouest du pays. Il se nourrit du dépouillement politique, militaire et économique des Arabes sunnites au cours de la décennie passée. Certaines tribus décèlent là l’occasion de prendre leur revanche sur l’histoire ; le groupe islamiste leur paraît être au départ une alternative à la répression et aux discriminations qu’elles subissent de la part du gouvernement central. D’autres sont terrifiées par le déchaînement de brutalité dont il est capable. L’expérience est mortifère. L’immense majorité des 4,2 millions d’Irakiens déplacés par l’EI sont des Arabes sunnites.

Depuis la reprise des territoires aux jihadistes en 2017, rien n’a été fait pour subvenir aux besoins d’une population traumatisée et abandonnée à elle-même. Malgré la terreur dans laquelle cette dernière a vécu, le stigmate de la collaboration perdure. Aucun plan de reconstruction n’a vu le jour. Une partie des habitants de Mossoul vit encore dans des camps, n’ayant nulle part où rentrer. « L’État central, monopolisé par les chiites, n’a absolument rien fait pour les territoires repris à l’EI. Le gouvernement n’a même pas encore nettoyé les rues à Mossoul de leurs cadavres ! Et c’est sans parler des villes périphériques », avance M. Bakawan.



(Lire aussi : En Irak, les politiciens négocient sous la pression persistante de la rue)



Tous irakiens
Le soulèvement actuel peut-il désamorcer la peur et tarir les rancœurs? Tant qu’il ne s’étend pas massivement aux provinces arabes sunnites et kurdes du pays, la question de son caractère national se pose. « Certains intellectuels, certaines catégories sociales engagées, des “Lénines sans Parti communiste” essaient de nationaliser le mouvement, de trouver une certaine connexion avec le territoire arabe sunnite et le territoire kurde, mais ils n’y parviennent pas », remarque M. Bakawan.

« C’est vrai que l’on n’assiste pas dans les régions arabes sunnites à des manifestations d’ampleur comme dans celles qui sont chiites. Mais ceux qui sont sur la place Tahrir, à Bagdad, ne sont pas uniquement chiites. Il y a des sunnites aussi. C’est la même chose pour d’autres provinces avec une population mixte, comme à Bassora ou à Babel », nuance pour sa part Ali al-Bayati, membre de la Commission irakienne des droits de l’homme.

Partout dans le Sud, les jeunes expriment leur envie d’en finir avec la nature sectaire du régime. Beaucoup disent vouloir, enfin, obtenir une « patrie », exprimant par là leur rejet du confessionnalisme, qui pour l’heure ne leur a apporté ni justice sociale ni stabilité politique. Ces aspirations sont les mêmes que celles de leurs compatriotes dans le Nord. « Selon moi, tant que la contestation ne débouche sur aucune volonté de réforme de la part des partis politiques, il y aura sans doute une extension de la contestation, quelles que soient les affiliations confessionnelles ou ethniques des habitants », anticipe M. Bayati.

Derrière les revendications économiques et politiques des manifestants s’esquissent les contours d’une nouvelle exigence, celle d’une identité nationale irakienne, prise en otage des années durant par la toute-puissance du sectarisme. « Nous sommes tous irakiens et beaucoup d’entre nous ont changé d’opinion et sont en train de devenir plus tolérants et respectueux des autres confessions et religions », conclut Sami.


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L'Iran et le chiisme veulent l'Iraq et le Liban coute que coute quel malheur pour le monde Arbe

Eleni Caridopoulou

19 h 53, le 04 décembre 2019

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Commentaires (2)

  • L'Iran et le chiisme veulent l'Iraq et le Liban coute que coute quel malheur pour le monde Arbe

    Eleni Caridopoulou

    19 h 53, le 04 décembre 2019

  • LA réponse est évidente, pour l'instant les comploteurs sont occupés à payer leurs agents chiites . Hahaha.. Not enough money for Everybody. ....lol.....

    FRIK-A-FRAK

    14 h 37, le 04 décembre 2019

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