Depuis le début de la révolte, les initiatives en vue de l’adoption d’une batterie de lois liées à la lutte contre la corruption se bousculent et l’émulation entre les députés n’a jamais été aussi grande. Après la réunion mercredi des commissions parlementaires conjointes consacrée à l’examen d’une multitude de textes en ce sens, c’était au tour du chef du Courant patriotique libre Gebran Bassil de proposer hier une nouvelle loi destinée à élargir les prérogatives de la commission d’enquête spéciale relevant de la Banque du Liban et à rendre public les transactions bancaires et les sources des propriétés des fonctionnaires.
« Cette proposition de loi est importante car elle permettra de placer tout le monde sous les projecteurs. Elle reflète l’engagement des forces politiques », s’est félicité Gebran Bassil, lors d’une conférence de presse lapidaire à l’issue de la réunion hebdomadaire du groupe parlementaire du Liban fort.
Le texte, intitulé « Proposition de loi visant à modifier les prérogatives de la commission spéciale d’enquête créée en vertu de la loi 44/2015 (lutte contre le blanchiment d’argent et le terrorisme) », vise à « accorder à la commission spéciale (relevant de la banque centrale) la capacité de s’autosaisir pour enquêter sur les comptes de tout fonctionnaire, juge, ou personne effectuant un service public, si elle constate que des doutes entourent l’origine des montants déposés dans les comptes de ces personnes ou si des transactions bancaires suscitent le doute ».
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Le texte prévoit également la création d’une « instance judiciaire d’exception » formée de hauts magistrats pour enquêter plus en profondeur sur les dossiers qui lui auraient été soumis par la commission de contrôle bancaire et d’émettre un jugement si les faits sont établis.
Depuis le début de la révolte, le CPL n’a cessé de reprendre à son compte les revendications de la rue en matière de lutte contre la corruption et de récupération des fonds publics pillés et mal acquis. Dans les milieux des juristes, on s’étonne toutefois de voir cette effervescence soudaine de propositions de lois liées à la corruption, sachant que plusieurs textes déjà en vigueur n’ont jamais été appliqués à ce jour.
C’est ce qu’explique notamment à L’Orient-Le Jour un juge ayant requis l’anonymat, qui se demande pourquoi, à ce jour, la loi de 2015 sur le blanchiment d’argent, portant également sur l’enrichissement illicite et le détournement de fonds publics et la corruption, n’a jamais été prise en compte pour actionner la justice. « Cette loi accorde déjà à la commission d’enquête spéciale relevant de la BDL de passer outre l’obstacle de l’immunité et du secret bancaire dès qu’il existe des doutes sur un compte précis ou un soupçon de fonds mal acquis », précise le magistrat.
Dès l’instant où un dépôt bancaire dépasse la somme de 10 000 dollars, les banques ont l’obligation d’alerter la commission qui doit immédiatement procéder à une enquête et déférer le dossier devant la justice en cas de suspicions. La commission de contrôle bancaire, « qui est en quelque sorte la police financière de l’État », comme le relève l’ancien député Ghassan Moukheiber, peut également être saisie par le procureur de la République et par les notaires. Or, « à part les délits et crimes liés au blanchiment d’argent qui sont généralement signalés par les autorités financières étrangères, aucune action en justice n’a été entamée à ce jour pour enquêter sur des affaires de corruption. Ni les banques ni les tribunaux n’ont démontré une volonté réelle de poursuivre en justice les auteurs de crimes et délits financiers », note l’ancien député.
Selon lui, la proposition de M. Bassil a toutefois l’avantage d’élargir les compétences de la saisine. Désormais, tout citoyen lésé peut le faire. Le problème, ajoute M. Moukheiber, réside toutefois dans la volonté de créer en parallèle une instance judiciaire d’exception. « De deux choses l’une : soit que l’on ne fait pas confiance à la justice de droit commun, d’où l’idée d’introduire une justice plus musclée. Soit que cette instance d’exception a été prévue pour mieux contrôler la justice usuelle », déplore l’ancien député.
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Le Club des juges
Le 22 octobre dernier, le Club des juges, un mouvement réformateur au sein du système judiciaire, avait proposé un plan d’action pour la restitution des fonds publics pillés. Dans une lettre adressée à la commission d’enquête spéciale relevant de la BDL, les magistrats ont réclamé « le gel préventif et provisoire » de tous les comptes appartenant notamment « aux responsables politiques, hauts fonctionnaires et magistrats », et la vérification de l’origine des sommes dont ils disposent. « En somme, commente un juriste, l’initiative prise par le Club des juges était tout simplement destinée à inviter la commission à s’acquitter de ses obligations ». À ce jour, la Banque du Liban n’a toujours pas réagi à l’appel lancé par les magistrats.
Mercredi, les députés membres des commissions des Finances, du Budget et de l’Administration, et du Travail réunis pour examiner les propositions de loi relatives au secret bancaire sont convenus de la nécessité de mettre sur pied une sous-commission présidée par le député Ibrahim Kanaan pour étudier toutes les propositions de loi destinées à la lutte contre la corruption, afin d’unifier les efforts et les textes. Cette commission a été chargée d’achever sa mission « d’ici à un mois ».
Qualifiée d’« exceptionnellement sérieuse » par la seule représentante de la société civile présente aux discussions, Paula Yacoubian, la réunion a été tournée en dérision par M. Bassil, qui y était pourtant présent. Le chef du CPL a dénoncé « un débat général qui ne s’est pas penché sur le contenu des textes ». « La productivité est un des problèmes essentiels du pays », a-t-il écrit sur son compte Twitter, critiquant le fait que « les paroles ont remplacé les actes ». « Nous allons présenter une nouvelle loi plus efficace et plus rapide », pour encadrer la lutte contre la corruption, avait-il ajouté.
C’est ce qui fera dire à plusieurs analystes proches du mouvement populaire de contestation que M. Bassil, la personnalité la plus conspuée dans la rue, « tente de se racheter aux yeux de l’opinion publique en faisant de la surenchère et de la récupération en matière de lutte contre la corruption ». « Le plus surprenant est que le chef du bloc aouniste, en voulant faire cavalier seul une fois de plus, a cherché à saboter en amont son partenaire même au sein du bloc, Ibrahim Kanaan, désigné pour présider la sous-commission chargée de regrouper les textes de loi anticorruption », commente un activiste. Fait notoire, la proposition de loi annoncée hier par M. Bassil, qui porte la signature de neuf députés de son groupe, n’a pas été contresignée par M. Kanaan.
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13 h 09, le 29 novembre 2019