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Liban - Parlement

Un tribunal d’exception pour les crimes financiers accroîtrait la corruption

Des juristes mettent en garde contre l’adoption d’une loi instaurant une juridiction dont les membres seront nommés par les députés.

Les responsables politiques n’ont toujours pas compris qu’ils doivent cesser de s’accrocher à leur mainmise sur la justice s’ils veulent avoir une chance de gagner la confiance des citoyens. Cherchant au contraire à augmenter la dépendance des magistrats à leur égard, ils comptent examiner lors de la séance législative de mardi prochain une proposition de loi créant un tribunal spécial pour juger les crimes financiers. Un tribunal que de nombreux juristes décrivent comme une instance de nature à empêcher ses membres de rendre justice en toute liberté puisqu’ils seraient nommés par le Parlement, ce qui enfreint le principe de la séparation des pouvoirs en vertu duquel ceux qui font les lois ne doivent pas interférer avec ceux qui les appliquent lors de litiges judiciaires.

Proposée en 2013 par le président Michel Aoun alors qu’il était député, cette loi a été une nouvelle fois évoquée lors d’un discours que le chef de l’État avait prononcé le mois dernier pour tenter de rassurer la rue qui s’était soulevée plusieurs jours auparavant, le 17 octobre. Le bureau de la Chambre l’a fait figurer à l’ordre du jour de la prochaine séance, suscitant des réactions de mise en garde contre les dangers d’une juridiction qui, au dire de ses détracteurs, risque de favoriser l’accroissement de la corruption au lieu de la sanctionner.

« Le tribunal d’exception prévu dans la proposition de loi qu’entend étudier le Parlement est composé de 7 magistrats, tous nommés par les députés », déplore auprès de L’Orient-Le Jour Myriam Mehanna, avocate et activiste au sein de Legal Agenda, une association œuvrant pour la réforme du secteur judiciaire et a travaillé pendant plus de quatre ans à l’élaboration d’un projet de loi sur l’indépendance et la transparence de la justice. Le projet a été proposé en septembre 2018 par neuf députés et présenté à la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice. Celle-ci ne l’a toujours pas examiné mais l’a tout de même soumis à divers organismes, notamment le conseil de l’ordre des avocats.

Interrogée sur le motif de ce retard, une source proche de la commission assure pourtant que celle-ci a préparé son étude et devait y plancher à partir de mai dernier en présence du ministre de la Justice Albert Serhane et du président du Conseil de la magistrature (CSM) Jean Fahd, ou de leurs représentants. Mais à ce moment-là, les permutations judiciaires battaient leur plein, et des informations étant parvenues sur un prochain remplacement du président du CSM, les membres de la commission avaient préféré retarder les réunions en attendant son successeur (en l’occurrence Souheil Abboud), avec lequel ils seraient sur la même longueur d’onde quant à l’instauration d’une nouvelle loi sur l’indépendance de la justice.


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Lien organique

En attendant, la mesure qui sera examinée mardi risque d’accentuer la dépendance des juges. « Au lieu de se pencher sur le texte que nous avons élaboré avec soin en coopération avec des experts internationaux et locaux et sur base d’une observation très profonde d’une réalité judiciaire marquée par des pratiques anti-indépendance, voilà que les responsables choisissent d’examiner une loi indiquant de manière explicite que le nouveau tribunal sera lié organiquement au Parlement », s’indigne Myriam Mehanna. « Une telle instance ne serait pas indépendante puisque tributaire des députés qui font tous partie des blocs ministériels et dont nombre d’entre eux sont soupçonnés de corruption. Elle va à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs ainsi d’ailleurs que de l’égalité des citoyens devant la loi », poursuit l’avocate activiste, préconisant à ce sujet « le renforcement des tribunaux de droit commun ». « Pour que les procès soient équitables, il faut respecter le droit au juge naturel plutôt que le principe de spécialité », estime-t-elle, considérant que « les exceptions au principe de spécialité doivent être strictes, comme par exemple le tribunal spécial pour les mineurs ».

Myriam Mehanna critique en outre le mode de traduction des accusés devant cette juridiction chargée des crimes financiers. « Le parquet ne pourra engager des poursuites que sur base d’une dénonciation judiciaire de dix parlementaires ou d’un rapport de l’Inspection centrale ou d’une décision de la Cour des comptes », regrette-t-elle, stigmatisant aussi le fait qu’une décision de ce tribunal « n’est pas susceptible d’appel ».


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Agrandir la marge de manœuvre du CSM

Soucieux de participer à la lutte contre la corruption liée à l’emprise politique sur la magistrature, Neemat Frem, député désormais indépendant (il n’est plus affilié au groupe parlementaire du Courant patriotique libre), a demandé hier l’examen d’une proposition de loi adoptée par la commission de l’Administration et de la Justice et visant à amender l’article 5 de la loi sur l’organisation de la justice qui donne actuellement au ministre de la Justice une assez grande marge de manœuvre en défaveur du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

« La loi actuelle dispose que le CSM soumet au ministre de la Justice les nominations et permutations judiciaires pour approbation, et qu’en cas de divergence d’avis, les deux parties tiennent une réunion. Si le conflit persiste, le CSM prend une décision à la majorité de 7 de ses 10 membres qui sera publiée dans un décret ministériel émis sur proposition du ministre de la Justice. Mais la loi ne fixe aucun délai pour ces diverses échéances », regrette M. Frem. « Avec la nouvelle proposition de loi, lorsqu’il y a une différence d’opinions entre le CSM et le ministère de la Justice, une réunion commune devrait se tenir dans un délai d’un mois, et si celle-ci n’a pas lieu, le CSM se réunirait dans un délai de 15 jours après cette date pour prendre à la majorité des trois quarts de ses membres une décision qui devrait être publiée dans un décret, sur proposition du ministre de la Justice », souligne le député, soulignant que « cette décision entrerait en application sans attendre la publication du décret ».

M. Frem affirme que son texte avait déjà été soumis à l’assemblée plénière de la Chambre, mais n’a jamais été voté parce que le chef du gouvernement sortant, Saad Hariri, l’avait retiré pour lui apporter des modifications. Il y a quelques mois, il avait adressé une question écrite au gouvernement, sans pour autant avoir reçu une réponse.


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