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Liban - hommage

La vie en personne

Michel Eddé. Photo Nasser Traboulsi

L’os qui lui faisait un profil d’aigle lui donnait une longueur d’avance sur tous les fronts. C’est peu dire qu’il avait du nez. Il sentait tout : le passé, le présent, l’avenir, il sentait l’instant, la chance, les mots, il sentait l’opportunité, le vent tourner, la poisse arriver. Il sentait à distance l’odeur du plat qui l’attendait. Il sentait la vie. Il était la vie même - son mouvement, son tempo, ses retournements.

Les mots lui venaient comme de l’air. Il fabriquait et délivrait sa pensée au presque même moment. Les limites se déplaçaient au fur et à mesure qu’il avançait. Il n’y avait pas de temps mort en sa présence. Quand le sort lui infligeait un coup, il l'accusait sur le champ, apprenait discrètement à perdre, rebondissait aussitôt et passait à autre chose. Il avait la fluidité du mercure, la ténacité d'un roc, la plasticité d'un fauve. L’interrompre, c’était risquer l’ennui au milieu de la fête. Il le savait. Il ne laissait faire qu’à deux conditions : que l’autre ait mieux à dire et qu’il lui rende la parole au plus vite.


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Il avait un charme irrésistible, le charme du bonheur généreux, contagieux. Et il avait l'intelligence de son intelligence : il savait la prêter en s’en servant et il savait s'en servir sans se priver. Il gérait les contradictions en jongleur : le tragique, le comique alternaient à toute allure. Avec lui, tout bougeait, tout s’agençait, rien n’empêchait rien. Même son visage suivait le rythme. D’impatience, de nervosité, de joie il clignait des yeux. Son tic fut longtemps sa marque de fabrique. C’était comme une façon de dire : attendez, je ne vous ai pas tout dit, c’est encore mieux que ça. Et sous son front immense, ses sourcils gravitaient à deux hauteurs, rarement la même, coiffant de leurs frontons mobiles l’inénarrable théâtre de son regard.

En sa présence, quelqu’un de triste n’avait aucune chance de le rester. Ni l’envie ni la rancœur n’entraient dans la vision de cet homme, il était trop heureux d’être lui-même pour rêver d’être un autre et trop heureux tout court pour ne pas se réjouir du bonheur des autres. Trop curieux du monde pour s’en lasser. Trop comblé par sa famille pour ne pas mesurer sa chance. Sa femme, ses enfants, ses petits-enfants, il était amoureux et fier de chacun d'eux comme une mère juive de son fils unique. Alors que je lui demandais il y a peu quel était le moment le plus heureux de sa vie, il m’avait répondu « tous » sans hésiter. Il donnait sans compter. Il en devenait dangereux. Ne pas donner lui coûtait plus cher que tout donner.


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Tout allait très vite et à profusion avec lui. Même la vérité. Il la présentait sous une forme, la reprenait sous une autre, la ressortait augmentée, transformée. Il la savait changeante comme lui. À eux deux, c’était que le meilleur gagne. A peine avait-on fini de rire avec lui qu’on était sommé de réfléchir, à peine avait-on réfléchi qu’on en riait, à peine en riait-on qu’il nous ramenait au cœur du sujet. « Ce qui ne tolère pas la plaisanterie supporte mal la réflexion », disait Sacha Guitry. Michel Eddé tolérait l’une comme il supportait l’autre : à merveille et sans réserve.

Nous n'aurons pas à nous souvenir de lui, car il est inoubliable.


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