Si l’un des acquis de la révolution du 17 octobre au Liban est la quasi-abolition des barrières confessionnelles entre les manifestants dans les différentes régions, du moins dans les discours, des rassemblements d’un autre type se partagent la scène locale. Après les interventions musclées des partisans d’Amal et du Hezbollah, ce sont des rassemblements dans la rue sunnite qui se sont déroulés suite à la démission du Premier ministre Saad Hariri, mardi dernier. Durant deux jours, des centaines de personnes, clairement du public du courant du Futur que préside M. Hariri, ont sillonné les rues de Beyrouth et de certaines régions du Nord et de la Békaa, à pied ou à mobylette.
Interrogés par les médias, certains participants se sont insurgés contre « les atteintes au poste de Premier ministre (traditionnellement réservé à la communauté sunnite) », refusant que « Saad Hariri soit un bouc émissaire ». Quel est l’impact de ces rassemblements à caractère communautaire après près de deux semaines de manifestations géantes qui se voulaient plurielles ?
L’ancien député Moustapha Allouche, membre du courant du Futur, n’est pas vraiment surpris par ces manifestations. « Le pays demeure sujet à une division sur base communautaire, dit-il. Durant l’intifada, il est vrai que les manifestants ont attaqué tous les symboles de l’État. Mais quand le public sunnite a constaté que seul le Premier ministre Hariri s’est incliné devant les revendications de la rue, il est normal qu’il exprime sa colère. » Il note cependant que les manifestations simultanées qui ont eu lieu la même soirée à Jal el-Dib et Zouk, régions chrétiennes, ont contribué à absorber le choc.
« Il faut savoir que ces manifestants sunnites que l’on a vus dans les rues après la démission ne sont pas étrangers au public de l’intifada, poursuit M. Allouche. Mais il faut reconnaître aussi que la personnalité politique la plus critiquée dans les rues a été le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil. Or ce public du Futur constate que Saad Hariri tire sa révérence alors que M. Bassil reste présent sur la scène, étant protégé par la présidence de la République, d’où ce sentiment de révolte. À mon avis, c’est toute la rue libanaise qui doit bouger et non seulement la rue sunnite. »
Selon le journaliste Assaad Béchara, « les milieux sunnites ont considéré que le poste de Premier ministre a été visé suite à la démission de Saad Hariri, alors que les autres présidents sont restés en place ». « D’après moi, ces manifestations ne sont pas spontanées, elles sont organisées par le courant du Futur pour faire passer deux messages principalement, soit que Saad Hariri accepte une nouvelle nomination et choisit la forme et la composition de son cabinet, soit qu’il n’acceptera pas une nouvelle nomination sous n’importe quelles conditions, dit-il. Ce qui a exacerbé le sentiment de la rue, c’est le retard mis par le président de la République Michel Aoun à appeler à de nouvelles consultations parlementaires (pour la nomination d’un Premier ministre). »
(Lire aussi : Les odieux du stade, le billet de Gaby NASR)
La maturité de la rue
Selon l’analyste, il est évident que cette démission, tout comme le bras de fer entre les manifestants et les partisans du Hezbollah un jour plus tôt, ont contribué à ce regain de discours confessionnel sur les routes, que ce soit à Beyrouth, dans le Nord ou dans la Békaa. Mais il note lui aussi que « les manifestations organisées le soir-même à Jal el-Dib et à Zouk ont contribué à faire baisser la pression, comme si l’on voulait signifier que les sunnites n’étaient pas les seuls visés et que la démission de M. Hariri n’est pas le seul objectif de la révolution ». « Cela dénote en soi une grande maturité de la rue, désormais imperméable aux manipulations traditionnelles, et c’est l’un des acquis de ce soulèvement », souligne-t-il.
De son côté, M. Allouche confirme que les violences du Hezbollah ont contribué au sentiment de révolte des sunnites, et craint que le mouvement populaire ne dérive vers davantage de violence s’il s’installe dans la durée. « Le Hezbollah n’a pas passé quarante ans à bâtir son empire et protéger ses acquis pour les voir dilapidés en quelques jours, même si toute la population libanaise se retrouve dans la rue », affirme-t-il.
Il ajoute : « L’attitude du Hezbollah n’est pas la seule en cause. Il faut remarquer que des parties chrétiennes, notamment le patriarche maronite Béchara Raï et certains députés des Forces libanaises, ont appelé à préserver le poste de président de la République en tant que premier poste maronite. Même si les manifestants ne sont pas tous d’accord avec eux, il n’en demeure pas moins que c’est un fait au Liban. »
Entre optimisme et scepticisme
Ne peut-on donc pas considérer que ce soulèvement, comme l’espèrent beaucoup de personnes, a réellement permis d’abolir les distances entre les communautés ? Qu’indiquent les récentes manifestations du public « sunnite » en faveur du Premier ministre démissionnaire ? Assaad Béchara estime que « les manifestants qui sont récemment descendus dans la rue pour soutenir Saad Hariri pourraient avoir participé au grand soulèvement aussi, la barrière entre les deux groupes n’est pas du tout étanche ». Il rappelle également que « les dernières manifestations n’étaient pas hostiles au départ en soi de Hariri, mais un réflexe de défense communautaire tout à fait normal » dans le contexte libanais.
M. Allouche se montre plus sceptique. « Il est vrai qu’il y a une proportion de la population libanaise qui est réellement disposée à vivre dans une société laïque, dit-il. Mais ce n’est pas une intifada seule qui va tout changer, il faut un profond bouleversement du système politique et du système des valeurs. »
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commentaires (4)
L'OLJ à 11h42 : Irak. "Aucun acteur étranger ne doit imposer son opinion aux manifestants" selon l'ayatollah Ali Sistani. Au Liban, cela est du ressort exclusif des hordes de porteurs de gourdins envoyés par Amal et Hezbollah pour tabasser les personnes âgées, les femmes et les enfants sur le Ring et à Borj.
Un Libanais
12 h 40, le 01 novembre 2019