Les Libanais, rassemblés à Beyrouth pour le quatrième jour consécutif, dimanche. Photo Mohamad Yassin
Les journalistes étrangers avaient appelé cela « le miracle libanais ». Cette capacité que possédait le pays du Cèdre, qui vit depuis des décennies au rythme des tambours régionaux, à résister, tant bien que mal, aux tremblements de terre qui secouent le Proche et le Moyen-Orient depuis 2011. Parce qu’il n’est pas une dictature, parce que les libertés y sont plus respectées que dans le reste de la région, parce qu’il n’y a pas une personne ou un clan qui incarne à lui seul le pouvoir, le Liban a pensé échapper à la vague des printemps arabes. Mais il est aujourd’hui rattrapé par celle-ci, les Libanais reprenant à leur compte le slogan phare des révolutions arabes : le « peuple veut la chute du régime ».
Force est désormais de constater que pendant toute cette période, le Liban n’a jamais été rien d’autre qu’un borgne au royaume des aveugles. Les problématiques sont différentes, les situations sont difficilement comparables, mais le constat de fond est le même : la crise est profonde, si profonde qu’elle s’attaque aux racines du système, ou plutôt de sa dérive, et qu’elle l’oblige à se réinventer complètement s’il veut survivre.
Ce à quoi nous assistons depuis quelques jours n’est rien moins que la consécration de la faillite du modèle libanais, qui se fissure depuis des années à tous les niveaux, politique, sociale, économique, culturel et bien sûr environnemental.
Il n’est clairement pas possible de gouverner un pays où le pouvoir appartient à tous et donc, in fine, réellement à personne. Qui est par exemple aujourd’hui capable de dire avec assurance, sans entrer dans les nuances, quelle est la politique étrangère ou économique et sociale du gouvernement libanais dans son ensemble ? Un journaliste de premier plan nous confiait il y a quelques mois avoir posé, en privé, la question de la viabilité de ce mode de gouvernance à l’ensemble de la classe politique. Selon ses dires, aucun d’entre eux ne voyait où était le problème ! La logique du compromis absolu a pourtant atteint ses limites de façon d’autant plus brutale qu’à la crise politique s’est superposée une crise économique.
La révolte du peuple libanais est le résultat de la jonction de ces deux crises. Celui-ci ne peut pas accepter qu’on le taxe davantage, qu’on lui demande de faire encore plus d’effort alors que l’État ne lui fournit pas les services de base : électricité, eau, éducation, santé…
L’État est presque inexistant dans tous les domaines qui devraient relever logiquement de ses prérogatives, mais il est transformé en vache à lait quand il s’agit d’alimenter le clientélisme politique. Dans l’un des pays les plus inégalitaires au monde, c’est le manque d’État qui est aujourd’hui au cœur des revendications des manifestants. Mais c’est pourtant ce qui pourrait être perçu comme un surplus d’État, c’est-à-dire un excès de dépenses, qui nécessite des réformes économiques de toute urgence selon la majorité des économistes.
Cette contradiction apparente est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles il sera extrêmement difficile de réinventer le modèle. L’économie pourrait rapidement prendre de vitesse le politique et obliger ceux qui gouvernent actuellement, mais même potentiellement ceux qui pourraient les remplacer, à trouver une réponse rapide à une profonde crise de légitimité.
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Comment sortir de cette impasse ? Comment faire la révolution sans avoir le luxe du temps et sans que l’alternative politique n’existe réellement pour l’instant ? Il semble nécessaire, avant toute autre chose, de déterminer enfin la trajectoire politique que le pays veut prendre. Les Libanais, de toutes les communautés, de toutes les classes sociales, qui manifestent depuis plusieurs jours sont très explicites sur tout ce dont ils ne veulent plus. Plus de corruption, plus de petits arrangements sur leur dos, plus d’État qui ne se manifeste que lorsqu’il s’agit de dépouiller ses citoyens.
Personne n’est toutefois capable d’expliquer clairement ce qu’il veut. C’est la misère et le ras-le-bol qui unissent aujourd’hui les Libanais. C’est la politique qui devrait, et c’est tout naturel, demain les diviser. Parmi tous les gens qui sont dans la rue, combien veulent mettre fin au système communautaire, combien considèrent qu’il faut assainir les dépenses publiques et combien, au contraire, dépendent directement de ces dépenses pour survivre, combien sont favorables à une taxation sur les hauts revenus et combien veulent faire de l’écologie l’un des combats prioritaires ? Sans même parler des divergences stratégiques sur les questions régionales, les Libanais, notamment en raison de leurs appartenances sociales, ne sont pas nécessairement d’accord, comme les manifestations de ces derniers jours le laisseraient penser, sur le chemin que leur nation doit prendre.
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Mais pour la première fois de leur histoire, c’est justement en tant que nation, et non en tant que corps décomposé en tribus communautaires, qu’ils pourraient s’attaquer à ces débats essentiels. La faillite du modèle, au lieu de retourner les Libanais les uns contre les autres, a créé entre eux une fraternité inédite, bien que fragile, parce qu’elle concerne cette-fois ci toutes les communautés. La prise de conscience d’avoir un destin commun est la première étape de la formation d’une véritable nation qui, sans nier la réalité communautaire, serait capable de la transcender.
Les manifestations ne sont pas forcément gage d’un avenir radieux, mais elles sont l’indispensable prélude à la possibilité d’en inventer un autre que celui que promettait le statu quo d’un système en déliquescence. Le plus dur reste à faire. Il faudra essayer de changer le modèle d’un pays qui fonctionne comme cela depuis des décennies, depuis même la nuit des temps, par certains aspects. Est-ce possible, compte tenu des particularités du pays du Cèdre, où les assabiyas n’ont besoin que d’une étincelle pour segmenter une nation qui a pourtant largement intérêt à rester unie ? Plusieurs négations peuvent-elles désormais faire une nation ? Ce sera peut-être cela, finalement, le miracle libanais…
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commentaires (11)
Les libanais dans leur ensemble commencent à comprendre les vertus de de la nécessité absolue d’une existence réelle de l’Etat. Seuls les drapeaux libanais sont visibles sur les routes ....
L’azuréen
10 h 51, le 21 octobre 2019