Au milieu de la panique générée par les incendies qui ont ravagé de multiples régions libanaises hier, les esprits se sont soudain souvenus de trois hélicoptères spéciaux pour la lutte contre le feu, des Sikorsky, immobilisés depuis de longues années à l’Aéroport de Beyrouth. Pourquoi ces appareils, achetés en 2009 grâce à des dons récoltés par l’ONG Feu vert créée alors à cet effet, à hauteur de 16 millions de dollars, sont-ils inopérants depuis tant d’années ? Durant les saisons précédentes, la réponse traditionnellement donnée aux médias était que ces avions restent à terre en raison d’un manque de maintenance.
Mais pour la première fois cette année, le président de la République Michel Aoun a officiellement demandé une enquête à ce propos, relayé en cela par le ministre de la Justice, Albert Serhane. Auparavant, les différents ministres de la Défense et de l’Intérieur s’étaient renvoyé la balle dans cet épineux dossier. Et ce sont les avions chypriotes, ou encore jordaniens depuis hier soir, qui effectuent les opérations de sauvetage au Liban, dans le cadre d’une aide à l’État, secondés par les hélicoptères réguliers de l’armée. Le sujet a été largement abordé hier par le ministre de l’Environnement, Fady Jreissati, en déplacement dans les régions touchées par les flammes, avec une révélation significative au vu des circonstances: le gouvernement pourrait examiner la possibilité d’acheter deux autres appareils. Dans un communiqué publié par son bureau, M. Jreissati révèle qu’une « équipe de travail formée du commandant des forces de l’air, le général Ziad Haïkal, du directeur général de la Défense civile, le général Raymond Khattar, et d’un représentant du ministère de l’Environnement, le général Élias Aboujaoudé, se rendra mardi prochain à Valence, en Espagne, pour s’informer à propos d’hélicoptères très évolués, équipés pour la lutte contre le feu, pour une somme estimée à huit millions de dollars ».
Le ministre a également assuré avoir « tenté de réparer les trois hélicoptères Sikorsky », mais sans réussir. « Le commandement de l’armée, et particulièrement les forces de l’air, sont d’avis que ces hélicoptères ne sont pas adaptés à la réalité du terrain au Liban », a-t-il dit, affirmant que « le coût de la maintenance n’est pas l’obstacle qui empêche leur réparation, étant donné qu’il s’élève à moins de 900 000 dollars ».
Ce son de cloche a été confirmé à la chaîne LBCI par une source militaire qui a souligné en substance que ces appareils se sont avérés inadaptés et très difficiles à manier dans des paysages aussi escarpés, d’autant que leurs énormes réservoirs (4 000 litres) doivent être remplis d’eau de mer – alors que l’idéal est d’éteindre les incendies à l’eau douce – et que leur utilisation est très coûteuse, de l’ordre de 6 500 dollars par opération.
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Une histoire commencée en 2008
Ces affirmations posent plus d’un point d’interrogation: si ces Sikorsky sont si peu adaptés à la nature libanaise montagneuse, pourquoi ont-ils été choisis ? Comment l’achat de nouveaux appareils est-il envisagé alors que trois hélicoptères sont stationnés à l’AIB ? Pour un meilleur éclairage, il est nécessaire d’opérer un retour sur l’histoire de leur acquisition, décidée suite aux terribles incendies de 2007, qui avaient causé la perte de deux millions d’arbres.
L’histoire des Sikorsky commence le 20 octobre 2008, quand l’ancien ministre de l’Intérieur, Ziyad Baroud, parraine le lancement d’une ONG, Feu vert, chargée d’assurer le financement de l’achat d’hélicoptères de lutte contre le feu, présidée alors par le ministre Fady Abboud, qui était président de l’Association des industriels. Feu vert réussit en ce temps-là à rassembler 15 millions de dollars (sous le coup d’un audit international), dont le Premier ministre Saad Hariri avait assuré huit millions à lui seul, et l’Association des banques 3,9 millions. L’étape suivante, en mars 2009, a été de mettre au point un cahier des charges en collaboration avec les forces de l’air de l’armée et le bureau international Veritas. Sur base de ce cahier des charges, un appel d’offres a été lancé, attirant 21 compagnies internationales spécialisées dans ce produit : l’offre la moins chère a été finalement adoptée.
C’est ainsi que, le 24 mai 2009, le président de Feu vert a signé le contrat d’achat des trois hélicoptères américains Sikorsky avec la compagnie Group Passport Trading pour un montant de 13,875 millions de dollars. Le reste du budget, qui s’est finalement élevé à 16 millions de dollars, a servi à financer la maintenance et les opérations durant trois ans. Le 20 juin 2009, le Conseil des ministres a accepté le don de Feu vert pour le compte du ministère de la Défense et du commandement de l’armée. En juillet 2009, les hélicoptères ont été livrés au Liban et des heures de formation ont été alors assurées à douze pilotes de l’armée.
(Notre diaporama : Le Liban en flammes : un triste spectacle, en photos)
Pourquoi ne pas les vendre ?
Interrogé sur cette affaire par L’Orient-Le Jour, l’ancien ministre Ziyad Baroud s’étonne qu’on en soit arrivé là. « Le coût de la maintenance de ces appareils est dérisoire par rapport au coût réel des incendies en termes de perte des espaces verts et des biens appartenant à la population », affirme-t-il d’emblée. Toutefois, il semble que ces appareils soient inadaptés au terrain libanais, selon l’armée. « Il faut savoir que le cahier des charges avait été fait en coopération avec l’armée et que ces appareils ont été choisis conformément aux spécifications des principaux concernés, dit-il. De plus, durant trois à quatre ans, ces appareils ont effectué plusieurs opérations avec succès. »
Que pense-t-il de l’achat de nouveaux hélicoptères ? « Si c’est le cas, il faudrait songer au moins à réparer ou à vendre les Sikorsky, qui sont une propriété de l’État libanais, même s’ils n’ont pas coûté un sou au contribuable, au lieu de les laisser dans un hangar à l’aéroport », répond-il. Il ajoute : « La question des incendies ravageurs ne se limite d’ailleurs pas aux hélicoptères qui, selon les études, assurent une moyenne de 30 % de la lutte contre le feu, alors que 70 % reste de la responsabilité des pompiers. Que fait l’État pour mieux équiper les membres de la Défense civile ? »
Mieux équiper la Défense civile, titulariser ses volontaires, mais aussi doter le pays d’une véritable stratégie de lutte contre le feu, allant de la prévention à l’intervention efficace dans les régions exposées : ces sujets récurrents, depuis la terrible saison de 2007 et même avant, s’oublient d’une saison à l’autre, quand s’éteint le feu. Même l’achat de nouveaux appareils à coup de millions s’avérera-t-il efficace sans que ces conditions ne soient remplies ?
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In fine, Ziad Baroud et les techniciens qui ont veillé aux données techniques du cahier de charge pour l’acquisition des Sikorsky vont porter le chapeau, bien que l’État n’a rien déboursé. Si les contempteurs de l’ancien ministre vont creuser un peu plus loin, ils trouveront quelqu’un qui s’est sucré au passage. On est Libanais tout de même. Et de là à relier le ministre au personnage indélicat, il n’ y a qu’un petit pas qu’ils franchiront allègrement. Georges Tyan
09 h 40, le 17 octobre 2019