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Moyen Orient et Monde - Grand angle

Entre les Kurdes et les rebelles, un rendez-vous manqué

Les deux camps auraient pu combattre ensemble le régime Assad. Ils se retrouvent l’un contre l’autre sur le champ de bataille.

Des manifestations contre le régime syrien à Amude dans le nord de la Syrie, le 28 octobre 2011. Photo d'archives Reuters

Abou Iyad et Goran* ont 30 ans. Ils sont tous les deux syriens. En 2011, ils étaient étudiants, l’un à Alep et l’autre à Qamichli. Ils sont descendus dans la rue en nourrissant le même rêve. Au « royaume de la peur et du silence », ils ont hissé haut le drapeau aux trois étoiles rouges, imaginé ce que pourrait être la Syrie à venir, celle d’un pays débarrassé de l’emprise de Bachar el-Assad et de son clan.

Abou Iyad combat aujourd’hui au sein de l’Armée nationale (créée par Ankara et regroupant différentes factions de l’Armée syrienne libre). Goran, lui, fait partie des Forces démocratiques syriennes (FDS, à majorité kurde). Ils se retrouvent l’un contre l’autre dans la bataille qui oppose la Turquie et ses supplétifs syriens aux milices kurdes.

Cette offensive a fini d’élargir le fossé entre les deux frères ennemis. Moins de cinq jours après le début de la bataille démarrée le 9 octobre, les FDS ont annoncé leur alliance avec le régime de Damas pour faire face à Ankara. « Cela n’a pas été une surprise pour nous. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, comme on dit », confie Abou Iyad. « Que font les rebelles à Qamichli et à Ras el-Aïn ? Nous ne sommes pas responsables des crimes du régime. S’ils veulent vraiment lutter contre le régime, ils ne chercheraient pas à nous tuer », dénonce Goran. Le point de non-retour semble avoir été atteint. Dans le dernier grand bastion de l’opposition, la province d’Idleb, des centaines de personnes sont descendues vendredi dernier dans les rues en soutien à l’offensive turque. À quelque 200 kilomètres de là, dans les territoires dominés par les Kurdes, des milliers de civils fuyaient les bombardements d’Ankara à la frontière syrienne.

« Beaucoup de rebelles de l’ASL (armée syrienne libre) pratiquent un islam extrémiste en plus de se comporter comme des voyous et comme des mafieux ! » accuse Goran. « Il y a vraiment “deux poids deux mesures” », enrage Karim*, un activiste syrien réfugié en Turquie. « Quand on obtient le soutien de la Turquie, on nous décrit comme des mercenaires ou des terroristes alors que quand les milices kurdes sont soutenues par les Occidentaux, on les célèbre quelles que soient leurs exactions. » La bataille des mots fait rage, les uns et les autres se renvoyant mutuellement l’appellation de « terroristes ». Pour de nombreux Kurdes, les rebelles n’agissent qu’en sbires de la Turquie quand pour de nombreux rebelles, les Kurdes ont trahi la révolution en se jetant dans les bras du PKK/PYD (Parti de l’Union démocratique, pendant syrien du PKK), compagnon de route historique du régime Assad et ennemi juré d’Ankara. « Le PYD est une nouvelle version de Daech. Si vous n’êtes pas avec moi, vous êtes contre moi. Et Oçalan (cofondateur du PKK) est leur dieu », dénonce Karim. Les deux camps sont rongés par la haine.


(Lire aussi : Les Kurdes pleurent la fin du Rojava)


Les massacres de 2004

L’histoire aurait pourtant pu être tout autre. « En 2011, nous avons manifesté tous ensemble à Alep avec les Kurdes dans le même et unique but : faire tomber le régime », raconte Abou Iyad. À Qamichli, Amouda ou al-Dirbassiyeh, au nord et à l’est du pays, les Kurdes descendaient en masse dans les rues en brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Les Kurdes et les Arabes sont frères » ou encore « Nous avoir rendu la citoyenneté n’efface en rien nos souffrances », en référence à l’octroi de la nationalité syrienne par le régime à 130 000 Kurdes – apatrides jusque-là – afin de les dissuader de rejoindre le mouvement de contestation. « Nous étions les premiers à sortir dans les rues », raconte Goran. À Damas ou à Alep, Arabes et Kurdes se sont organisés dans les mêmes comités de coordination révolutionnaires, s’emparant de la politique dont près de 50 ans de dictature les avaient exclus. « L’ennemi premier des Kurdes devrait être le régime après ce qu’il leur a fait subir en 2004 à Qamichli. Les Kurdes qui combattent dans nos rangs ne peuvent oublier ce traumatisme, les destructions et les massacres », raconte Abou Iyad. En 2004, le régime avait réprimé sévèrement le soulèvement des Kurdes à Hassaké et Qamichli.

En 2011, pour contrer la révolution, le clan Assad va faire ce qu’il sait faire de mieux : diviser pour mieux régner. « Dans les villes kurdes et ismaéliennes, comme dans les milieux de la bourgeoisie urbaine sunnite ou chrétienne, les tirs du régime suivaient plutôt une logique d’assassinat », résume Ziad Majed, politologue et professeur à l’Université américaine de Paris. « En revanche, on massacrait dans les zones rurales pauvres et notamment sunnites », ajoute-t-il. La désunion commence à prendre forme.

L’histoire des Kurdes de Syrie, discriminés et marginalisés durant des décennies par le parti Baas au pouvoir, ne tarde pas à refaire surface. Déjà en août 1962, soit six mois avant le coup d'Etat baassiste, 20 % d’entre eux s’étaient vu retirer leur nationalité après un recensement controversé et n'ont jamais recouvert leurs droits par la suite. Fort des fissures révolutionnaires, le régime évacue à la mi-2012 les zones du nord et du nord-est de la Syrie, là où vivent la majorité des Kurdes syriens. Le but ? Laisser ces régions au PYD, l’un des seuls partis à n’avoir jamais rejoint le Conseil national kurde syrien en exil (CNKS), et miser sur la capacité de leurs unités militaires à protéger ces provinces des avancées des rebelles. Au moment où certains Kurdes combattent auprès de la rébellion, la mainmise du PYD sur la région impose la cessation de toute activité contre Damas au profit d’une politique de neutralité, voire de coopération de circonstance. La lutte contre le régime n’est pas sa bataille. Le parti caresse un autre rêve.

« Les Kurdes ont commencé à s’emparer de localités arabes dans le nord du pays. Mais c’est véritablement quand l’État islamique a émergé qu’on a compris que les Kurdes projetaient de créer eux aussi leur État. On a commencé à s’éloigner d’eux et ils ont fait de même », raconte Abou Iyad. Pour Goran, la dépendance de l’Armée syrienne libre (ASL) – formée à la mi-juillet 2011 pour lutter militairement contre la répression du régime – à des parrains étrangers, et notamment à la Turquie, a constitué un point de non-retour. « Comment voulez-vous que nous Kurdes nous alignions sur la politique d’un État qui veut nous anéantir ! » s’indigne le jeune homme. « Il n’y a plus eu de place pour nous dans la révolution. Les jihadistes ont commencé à nous attaquer et nous n’avons eu d’autre choix que de prendre les armes pour nous défendre », poursuit le milicien kurde.


(Lire aussi : À Qamichli, les chrétiens divisés, sauf face aux Turcs)


La déclaration de Damas

L’union aurait-elle pu être politique? Dès la fin 2011, l’opposition arabe en exil abrite des Frères musulmans, des nationalistes, des marxistes et des anciens caciques du régime. Les réflexes baassistes reviennent rapidement.

« L’opposition syrienne est contre le régime d’Assad en tant qu’autorité. Mais son comportement a prouvé qu’elle était idéologiquement très influencée par le parti Baas et le nationalisme arabe », analyse Hoshang Awsi, romancier kurde syrien opposé au régime et réfugié en Belgique. « Le projet nationaliste se fondait sur la distorsion des faits et la désinformation. On disait que les Kurdes soutenaient Israël et ce discours a perduré jusqu’à aujourd’hui, y compris dans les rangs de l’opposition syrienne. » Les partis kurdes unifiés au sein du CNKS défendent la révolution tout en étant porteurs d’ambitions fédéralistes. Longtemps ils cherchent à intégrer le Conseil national syrien, la coalition rassemblant l’opposition syrienne et basée à Istanbul. Mais, soutenue par la Turquie, il leur oppose une fin de non-recevoir. Déjà en 2005, à la faveur de la déclaration de Damas réunissant des figures de l’opposition syrienne toutes confessions et ethnies confondues, la question kurde se pose. « Beaucoup de militants kurdes reprochaient aux militants arabes de ne pas avoir suffisamment exprimé leur solidarité en 2004, lors du soulèvement de Qamichli. La révolution en 2011 semblait avoir changé cela et créé des liens », rappelle Ziad Majed. Pour les rebelles, le discours n’a pas changé. « On ne veut pas d’un État dans l’État. Et c’est pour cela qu’on se bat aujourd’hui », explique Abou Iyad.

Janvier 2015. Nouveau tournant. Le PYD et ses unités militaires crient victoire. Après quatre mois d’intenses combats et de résistance contre l’organisation État islamique, les milices kurdes reprennent Kobané des mains de l’EI. Ils deviennent les alliés des Occidentaux sur le terrain, dans la lutte contre le groupe jihadiste, et peuvent ainsi asseoir leur autonomie de facto. La stratégie est payante. Alors même que le PKK est classé comme organisation « terroriste » par Ankara et Washington, le président américain de l’époque, Barack Obama, œuvre à la constitution des FDS, noyautées par les Kurdes du PYD. « Plusieurs demandes ont émané de l’opposition syrienne pour que la lutte contre l’EI ne soit pas exclusivement kurde sur le terrain afin d’éviter davantage de tensions entre Arabes et Kurdes », explique Ziad Majed. Sans suite. Les rebelles se sentent alors définitivement abandonnés. Les divergences et les querelles au sein du camp insurrectionnel, mais aussi l’OPA menée par les groupes les plus radicaux comme al-Nosra (branche syrienne d’el-Qaëda) sur le leadership, vont finir d’éloigner les soutiens occidentaux.

La suite ne sera que succession de coups portés entre rebelles syriens et miliciens kurdes, exacerbés par le jeu des alliances qui torpille toute possibilité de rapprochement. Alep, Afrine, Raqqa, autant de lieux frappés du sceau de la trahison dans la mémoire des uns et des autres. En 2012, les factions kurdes ont aidé l’Armée syrienne libre (ASL) à s’emparer de plusieurs quartiers d’Alep et à capturer des « chabiha » du régime. Quatre ans plus tard, lors de la bataille pour la reprise de la ville en décembre 2016 par le régime et ses alliés russe et iranien, des unités des YPG (branche militaire du PYD) affrontent des groupes rebelles armés, abandonnés par la Turquie, et viennent ainsi en appui aux forces loyalistes pour boucler l’encerclement des quartiers est, prélude à leur chute. « C’est à ce moment-là qu’on a compris que les Kurdes étaient totalement tenus par le régime. C’est un épisode qu’on ne peut oublier », confie Abou Iyad.


(Lire aussi : Violents combats syro-kurdes en Syrie, Pence et Pompeo dépêchés en Turquie)

Champ de bataille

De l’autre côté du miroir, l’offensive contre Afrine lancée en janvier 2018 par Ankara et ses supplétifs syriens contre les YPG, dans cette enclave mixte située à 30 km de la frontière turque, laisse un goût amer à de nombreux Kurdes. « Ils ont vraiment commis des atrocités à Afrine, poussé les gens à fuir, tué et violé », s’indigne Diyar Hesso, artiste kurde syrien basé à Qamichli. « On n’aurait jamais pu s’allier parce que nos aspirations pour la Syrie de demain sont trop différentes. Une grande partie des Kurdes se sentent représentés par l’administration autonome du “Rojava” et souhaitent une Syrie décentralisée, diverse et laïque », ajoute-t-il.

Cette expérience de la diversité est toutefois contestée. Déjà depuis la fin octobre 2015, plusieurs organisations internationales alertent sur les exactions commises par les YPG tout au long de leur lutte pour la reprise des territoires de l’EI. Dans des dizaines de villages mixtes, des habitants, majoritairement non kurdes, ont été contraints de fuir, leurs maisons ont été démolies, leurs propriétés confisquées et détruites, parfois au prétexte d’un soutien supposé aux jihadistes des Arabes et des Turkmènes. « Beaucoup de rebelles qui ont rejoint les Turcs l’ont fait pour permettre aux 250 000 déplacés arabes de regagner leurs villages volés par les Kurdes ! » confie Karim. « Un combattant du YPG a menacé un jour en 2016 mon père, qui quittait notre village pour se réfugier à al-Bab. Il lui a dit que s’il partait de Deir Jamal, il n’aurait plus jamais le droit d’y retourner. Mon père lui a répondu : “Vous nous traitez comme les Israéliens traitent les Palestiniens” », poursuit l’activiste.

Goran, de son côté, objecte. « Deir ez-Zor, Tal Abyad et bien d’autres sont des zones majoritairement arabes sous l’autorité de l’administration autonome. Cela prouve bien une chose, que nous sommes dans une logique de vivre-ensemble. »

En octobre 2017, alors que le monde célèbre la victoire des FDS contre l’EI, le PYD organise dans cette ville arabe sunnite une cérémonie à la gloire de Abdallah Oçalan, suscitant l’effroi de la population locale et exacerbant davantage le ressentiment anti-FDS.

Le grand gagnant de cette profonde inimitié : Bachar el-Assad. À l’heure où Ankara transforme les rebelles syriens en chair à canon pour mener sa guerre contre les Kurdes, le régime, mis sous perfusion russo-iranienne, est en train de reconquérir une grande partie du Nord-Est. Sans même avoir tiré une balle. Abou Iyad et Goran auraient pu combattre côte à côte. L’histoire en a voulu autrement. À Alep, au début de la révolution, Abou Iyad descendait manifester dans la rue avec son amie Cimen*, une Kurde qui a depuis rejoint les YPG. « Si je devais la croiser aujourd’hui sur un champ de bataille ? Je ne me suis jamais posé la question. Est-ce que des sentiments fraternels pourraient resurgir ou au contraire des sentiments guerriers ? Je ne saurai vous répondre... »

* Les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité.


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Abou Iyad et Goran* ont 30 ans. Ils sont tous les deux syriens. En 2011, ils étaient étudiants, l’un à Alep et l’autre à Qamichli. Ils sont descendus dans la rue en nourrissant le même rêve. Au « royaume de la peur et du silence », ils ont hissé haut le drapeau aux trois étoiles rouges, imaginé ce que pourrait être la Syrie à venir, celle d’un pays débarrassé de...

commentaires (2)

SOUS LA BANNIERE TURQUE ILS NE SONT PLUS DES REBELLES MAIS DES MERCENAIRES EMPLOYES PAR LES TURQUES DANS LE GENOCIDE D,ERDO L,OTTOMAN CONTRE LES KURDES.

LA LIBRE EXPRESSION

11 h 34, le 16 octobre 2019

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Commentaires (2)

  • SOUS LA BANNIERE TURQUE ILS NE SONT PLUS DES REBELLES MAIS DES MERCENAIRES EMPLOYES PAR LES TURQUES DANS LE GENOCIDE D,ERDO L,OTTOMAN CONTRE LES KURDES.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 34, le 16 octobre 2019

  • Je ne sais pas si certains ont visualisé les vidéos de décapitation des kurdes par ces daesh recyclés, allié de la Turquie de er-dog-ANE , en ce moment . ET ON APPELE ENCORE ÇA DES REBELLES QUI AURAIENT RATÉ LE COCHE .

    FRIK-A-FRAK

    10 h 07, le 16 octobre 2019

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