Depuis ce fameux 22 octobre 1989 au cours duquel les députés réunis à Taëf depuis près d’un mois se sont mis d’accord sur un document d’entente nationale prévoyant de larges amendements dans l’exercice du pouvoir au Liban, la polémique sur la nouvelle Constitution du pays n’a pratiquement jamais cessé. Elle est devenue encore plus aiguë depuis l’élection du général Michel Aoun (hostile à cet accord en 1989) à la tête de l’État. Pour faire le point sur les 30 ans de Taëf, l’observatoire de la fonction publique et de la bonne gouvernance de l’USJ dirigé par le Pr Pascal Monin a organisé une conférence à trois voix. L’ancien président Michel Sleiman, dont le mandat (2008-2014) était placé sous un double plafond, celui de Taëf et celui de l’accord de Doha (mai 2008), a évoqué son expérience et son rôle en tant que chef de l’État, assurant que ce dernier continue de détenir des prérogatives importantes. Il a été suivi du ministre d’État chargé des Affaires présidentielles Salim Jreissati, qui a estimé qu’il faut en finir avec « les zones grises » laissées par la nouvelle Constitution. Et pour finir, le Pr Charbel Maroun a exposé les différentes images médiatiques des présidents qui se sont succédé à la tête de l’État libanais.
Le sujet choisi par l’observatoire pour la première conférence de l’année universitaire 2019-2020 était donc à la fois épineux et d’actualité. Il a attiré, en plus de nombreux étudiants, des personnalités impliquées dans le monde politique et celui du droit, comme les anciens ministres Alice Chaptini et Alain Hakim, le député Ziad Hawat, le bâtonnier André Chidiac et bien sûr le recteur de l’université, le père Salim Daccache.
Le Pr Monin a commencé par poser le problème avant de donner la parole aux intervenants. Faut-il donc considérer que Taëf a réduit le rôle du président de la République, sachant que deux députés chrétiens qui ont participé aux débats de l’époque, Georges Saadé et Edmond Rizk, avaient déclaré que l’accord de Taëf n’a fait que confirmer ce qui se pratiquait dans la réalité et qu’en fait, il n’a pas retiré des prérogatives à une personne pour les donner à une autre, mais pour les donner à l’institution du Conseil des ministres.
Le Pr Monin a demandé : « Quel rôle pour le président désormais ? Celui d’un arbitre, ou encore celui d’un symbole, comme la reine d’Angleterre ? », avant de donner la parole au président Michel Sleiman. L’ancien président, élu pratiquement à l’unanimité par le Parlement après les réunions de Doha, a précisé que la Constitution n’est pas un document figé et qu’on peut toujours la faire évoluer. Mais selon lui, de toute façon, le rôle du président a changé et s’est réduit au profit d’une équipe de travail, grâce au développement des technologies.
(Pour mémoire : Taëf et le nouveau rapport de forces...)
Michel Sleiman et la neutralité
Dans son optique, le président est le chef de l’État. Il n’y a aucun doute sur ce sujet, parce qu’il est le seul à prêter le serment constitutionnel. Il est chargé de réguler le fonctionnement des institutions publiques, mais là, selon lui, la personnalité du président joue un grand rôle. D’après les textes, il joue un rôle certain en matière législative et au sein de l’exécutif, dans les nominations et dans les relations extérieures. Michel Sleiman rappelle que c’est lui, par exemple, qui avait négocié avec les autorités syriennes l’établissement de relations diplomatiques entre le Liban et la Syrie. Durant son mandat, le Liban est entré au Conseil de sécurité de l’ONU pendant deux ans et a présidé ce Conseil à deux reprises, à chaque fois pour une période de deux mois. Le président doit ainsi veiller au respect de la légalité internationale. Il a aussi un rôle en matière judiciaire et en matière de défense, étant le commandant des forces armées, « lesquelles sont soumises au Conseil des ministres ». L’ancien président ne voit pas de contradiction dans cette disposition de la Constitution, puisque le chef de l’État peut assister à toutes les réunions du gouvernement et que c’est lui qui convoque le Haut Conseil de défense. Aux yeux de l’ancien chef de l’État, la plus importante responsabilité reste celle d’instaurer un dialogue interne et de créer un climat qui favorise les investissements. C’est ce que lui-même avait fait à travers les conférences de dialogue national, qui avaient adopté à l’unanimité des présents, dont le chef du bloc du Changement et de la Réforme de l’époque Michel Aoun et le représentant du Hezbollah Mohammad Raad, la politique de distanciation, ou ce qu’on appelle la politique de neutralité. Prié de préciser s’il est possible d’être neutre dans le conflit avec Israël, Michel Sleiman a déclaré que ce n’est pas du tout ce qui a été étudié. Il a rappelé que ce principe a été adopté suite à la participation d’une partie locale (le Hezbollah) dans les combats en Syrie. Il s’agit donc de la distanciation par rapport aux conflits interarabes. Selon lui, cette politique doit toujours être valable et c’est elle qui crée un climat favorable aux investissements. Le sujet a suscité des réactions et en réponse à une question sur le modèle suisse de neutralité, le ministre Jreissati a déclaré avec humour : « Regardons qui sont les voisins de la Suisse et qui sont les voisins du Liban... »
Dans son allocution, Salim Jreissati a procédé à une rapide étude comparative entre la Constitution de 1926, adoptée rapidement après les événements de Syrie contre le mandat français, et celle issue du document d’entente adopté à Taëf.
(Pour mémoire : L’accord de Taëf, trois semaines de négociations pour un texte fondateur et controversé)
Jreissati : Il faut combler les lacunes
Il a déclaré que l’accord de Taëf avait un double aspect. C’était d’abord une réaction contre la réalité sur le terrain (ce que certains avaient appelé la rébellion du général Aoun, devenu Premier ministre par intérim à la fin du mandat d’Amine Gemayel), et ensuite, une reconnaissance du rôle syrien au Liban, avec une bénédiction internationale. Il a même révélé que le président Michel Sleiman avait envoyé au gouvernement avant la fin de son mandat un projet d’amendement de la Constitution qui porte notamment sur certaines prérogatives. Mais il a été rangé dans les tiroirs du Conseil des ministres et l’actuel président l’a repris parce qu’il estime qu’un projet envoyé par le président ne doit pas connaître ce sort.
Le ministre Jreissati a précisé que l’accord de Taëf a occulté l’arbitrage, sous couvert de la participation de toutes les composantes du tissu social libanais à l’exercice du pouvoir. En ce sens, il a ouvert la voie à la tutelle syrienne, qui a comblé la lacune ainsi créée. Depuis le départ des Syriens, il y a eu selon lui un grand égarement parce que le président n’a pas les instruments nécessaires pour pouvoir remplir son rôle, tout en ne touchant pas au principe de participation. Au point qu’une étude récente française a qualifié le système libanais de « démocratie de concurrence ». Il y a donc, selon Salim Jreissati, des lacunes dans l’application, mais aussi dans la Constitution elle-même. Ce qu’il appelle les fameuses « zones grises ». Par exemple, a-t-il souligné, lorsque sous le mandat d’Émile Lahoud le président a boycotté les réunions du gouvernement, celui-ci a continué à prendre des décisions sans tenir compte du fait qu’il n’a pas signé les décrets. Le président a un délai précis pour signer les décrets. Ce qui n’est pas le cas des ministres. Il n’y a pas de loi qui réglemente la présidence (par exemple le directeur général de la présidence relève administrativement du Conseil des ministres). Il n’y a pas non plus de délai pour la formation du gouvernement et les concertations parlementaires pour la formation du gouvernement reposent sur un mécanisme flou, a-t-il poursuivi. « En mars 1998, le président Hraoui avait envoyé une lettre au Parlement au sujet du mariage civil facultatif et le Parlement l’a ignorée... Même chose sous le mandat Lahoud, en mai 2005, pour adopter une nouvelle loi pour les élections législatives. Il a fallu le président Aoun pour ressortir des tiroirs l’article 59 figurant dans la Constitution de 1927, qui n’a jamais été amendé ni appliqué, pour suspendre les réunions du Parlement pendant un mois afin de pousser les députés à s’entendre sur une nouvelle loi électorale », a conclu Salim Jreissati.
Le Pr Maroun (qui a été le seul à avoir respecté le temps de parole) a rapidement évoqué les images des différents présidents, avant de laisser un peu de place au débat : le charisme de Camille Chamoun, parti de rien et devenu patriarche politique, le style Fouad Chéhab, qui lui a permis de créer le concept du chéhabisme ayant marqué trois mandats successifs, les tentatives d’Élias Hraoui de régler son problème avec les chrétiens qui souffraient alors du fameux « désenchantement », etc.
Beaucoup de points ont ainsi été abordés, mais la question des prérogatives présidentielles reste cruciale et les questions encore nombreuses... et sans réponses.
Pour mémoire
22 octobre 1989-22 octobre 2018, Taëf entame sa 30e année
Taëf a un mérite, grâce au Président martyrs Hariri, qui avait sculpté dans le marbre le principe "d'arrêter de compter" dès que les chrétiens deviennent minoritaires. Raison pour laquelle les anti-Taëf devraient compter jusqu'à dix avant de vouloir le changer.
11 h 32, le 05 octobre 2019