Derrière les tractations prolongées pour la formation du gouvernement se dessinent en filigrane l’accord de Taëf et l’équilibre des pouvoirs qu’il avait instauré. Même si, aujourd’hui, toutes les parties internes se déclarent farouchement attachées au maintien de cet accord, la situation a malgré tout beaucoup changé tant sur le plan local que sur le plan régional, depuis son adoption en 1989.
Un petit rappel s’impose. L’accord de Taëf a été le fruit de tractations à la fois internes, entre les députés réunis à Taëf en 1989, et externes, entre les pays membres du comité tripartite, l’Arabie saoudite, l’Algérie et le Maroc, avec la bénédiction des États-Unis. La Syrie, omniprésente au Liban, s’est imposée dans les tractations qui ont finalement abouti à un accord syro-saoudien de partage et de redistribution des pouvoirs au Liban, en faveur, en principe, du Conseil des ministres réuni. Autrement dit, les pouvoirs concentrés entre les mains du président de la République devraient désormais être répartis entre les membres du gouvernement qui doit être d’union nationale, c’est-à-dire représentant toutes les composantes du tissu national libanais. Mais dans les coulisses de Taëf, où les députés libanais cherchaient à trouver un accord, un homme a joué un rôle prépondérant. Il s’agit de Rafic Hariri, qui est tout naturellement devenu l’homme fort de la République libanaise de l’après-Taëf, d’abord à cause de son charisme personnel, de ses relations internationales, de sa fortune et des appuis régionaux, notamment celui de l’Arabie saoudite, dont il bénéficiait. Devenu Premier ministre en 1992, Rafic Hariri était en réalité le responsable le plus puissant du pays, se partageant les prérogatives avec le président de la Chambre Nabih Berry qui représentait, de son côté, la communauté chiite. Mais c’est surtout avec les « tuteurs » syriens que cet « homme fort » devait conclure des accords, car ces derniers avaient la haute main sur les chiites, mais aussi sur la plupart des institutions libanaises. Il leur arrivait par exemple, dans une tentative de rééquilibrage des pouvoirs internes au Liban, d’appuyer le président de la République face au « super-Premier ministre ». Mais, en réalité, les conflits éventuels se réglaient plutôt entre Damas et Riyad.
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La situation est restée telle quelle jusqu’en 2005, lorsque l’Arabie saoudite et la Syrie sont entrées en conflit, Damas n’étant plus en mesure d’appuyer qui que ce soit, le chef de l’État de l’époque s’est retrouvé totalement marginalisé, face au Premier ministre qui s’appuyait sur le Mouvement du 14 Mars. Les chrétiens ont continué à être marginalisés, même si le général Michel Aoun et le chef des Forces libanaises Samir Geagea sont revenus sur la scène publique, le premier rentrant d’exil et le second sortant de prison. En dépit de ce changement stratégique, l’équilibre des pouvoirs instauré par l’accord de Taëf a été maintenu, les sunnites et les chiites se partageant les prérogatives les plus importantes, parfois d’un commun accord et parfois dans les tiraillements et les conflits, alors que les chrétiens continuaient d’être plus ou moins marginalisés.
Il a fallu attendre l’élection du général Aoun à la présidence de la République le 31 octobre 2016 pour qu’il y ait un véritable changement dans la distribution des pouvoirs, et cela pour la première fois depuis l’adoption de l’accord de Taëf en 1989. Sans amendement constitutionnel, le chef de l’État a redonné à la présidence de la République un rôle fondamental dans le fonctionnement des institutions. Il a même, sans tambour ni trompette, replacé le palais de Baabda au cœur de la vie politique libanaise et au centre des décisions, qu’il s’agisse de politique, d’économie ou de mesures sociales et de contacts internationaux.
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Il est vrai que, de temps en temps, des voix sunnites s’élèvent pour contester ce qu’elles considèrent comme « l’omniprésence du chef de l’État dans la vie publique, et, par conséquent, l’atteinte aux prérogatives du Premier ministre », mais en raison de la difficulté de parvenir à des ententes pour prendre les décisions, avec le changement des rapports de forces internes, ces voix restent limitées. De plus, le Premier ministre désigné ne bénéficie plus des mêmes conditions qui avantageaient son père, Rafic Hariri, alors que même le royaume saoudien a perdu une partie de son influence au Liban et dans la région.
Pour toutes ces raisons, il est clair qu’en dépit des déclarations véhémentes d’attachement à l’accord de Taëf et au système de gouvernance qu’il a instauré, le rapport des forces internes au Liban a nettement changé. Bien entendu, toutes les parties cherchent à préserver les formes et clament haut et fort leur refus de tout changement dans l’exercice du pouvoir au Liban, mais en réalité, le changement a eu lieu. La première concrétisation de ce changement s’est opérée à travers l’élection du général Aoun à la présidence de la République et la seconde s’est réalisée à travers l’adoption d’une nouvelle loi électorale basée sur le mode de scrutin proportionnel. Bientôt (il faut l’espérer !), le Liban sera doté d’un nouveau gouvernement qui devrait refléter une diversité politique dans toutes les communautés. Taëf n’a donc peut-être pas changé, mais la situation interne et régionale, elle, n’est plus la même.
commentaires (10)
Les nuls ont été ajoutés aux pauvres d'esprit dans la galérie des portraits... Faudrait pas oublier les prétentieux gonflés d'orgueil puéril...pour être au complet ! Irène Saïd
Irene Said
21 h 06, le 17 décembre 2018