Place Sassine, à Achrafieh, un groupe d’hommes attablés sur la chaussée devant un jeu de trictrac profitent de l’ombre d’un olivier. Entre deux parties, ils commentent la « crise du dollar »: depuis que les banques ont commencé à imposer des restrictions sur les retraits du billet vert – sur lequel la valeur de la livre libanaise est fixée depuis 1997 –, tout le monde ne parle plus que de sa raréfaction sur le marché local.
Antoine, 62 ans, sans emploi depuis six ans, ne cache pas son amertume. Pour lui, l’État fait tout pour « voler » aux citoyens le peu d’argent qu’ils réussissent à gagner. « Ils jouent avec le taux du dollar pour nous vider les poches. Cette situation profite surtout aux bureaux de change. L’État fait ça de temps à autre pour que les gens soient sous sa coupe. Aujourd’hui, si je dois payer en dollars, je dois régler la différence avec la livre de ma propre poche », affirme-t-il. Khodr, 73 ans, observe les joueurs de loin. Cet habitué de la place Sassine, qui vend des montres sur le trottoir depuis plusieurs années, se demande pourquoi la Banque du Liban (BDL) « ne réagit pas ». « Je ne comprends pas pourquoi (elle) n’intervient pas en vendant des dollars aux banques du pays. S’il n’y avait pas les émigrés qui envoient de l’argent à leurs familles restées ici, que deviendrait-on ? On serait morts de faim depuis longtemps », estime le septuagénaire qui survit grâce à l’aide financière d’un de ses neveux établis à l’étranger.
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Situation déplorable
Dans sa boutique de produits de luxe à Achrafieh, Sami, 60 ans, explique qu’il achète sa marchandise en Europe en dollars et qu’il n’arrive plus à l’écouler à cause de la fluctuation des taux de change. « Nous n’avons plus de clients. Quand ils viennent pour acheter, ils veulent payer en livres libanaises, selon le taux établi (par la BDL) et qui est de (1 507,5 livres) pour un dollar. Or, notre marchandise est achetée en dollars et nous perdons de l’argent si nous vendons à ce prix-là », explique-t-il à L’Orient-Le Jour.
« La situation économique est déplorable. Beaucoup de clients repartent quand ils voient les prix. Ils disent qu’ils ont d’autres priorités avec la rentrée scolaire. Quant à mes fournisseurs, ils demandent à être payés en dollars américains et en espèces. Mais les banques ne nous laissent même pas retirer 10 000 dollars », ajoute Sami.
De nombreux commerçants pratiquent des taux de change plus élevés que ceux imposés par la banque centrale (les banques sont autorisées à négocier le billet vert 10 livres plus cher en moyenne) à cause de la raréfaction de la devise américaine sur le marché libanais. Depuis le week-end dernier, les clients des banques ne peuvent plus retirer des dollars des distributeurs automatiques si leurs comptes sont en livres ou en dollars sont bloqués. Certains établissements imposent même à leurs clients de passer par les agences pour toutes transactions qu’ils pourraient faire en dollar, selon certains témoignages.
Plusieurs sources bancaires ont d’ailleurs indiqué à L’OLJ que la majorité des établissements avaient limité depuis plusieurs semaines les plafonds et conditions de retrait de billets verts. Ces sources ont évoqué une volonté, imposée par la BDL dans un contexte de situation financière fragile, de limiter autant que possible la circulation de devises lorsqu’elle semble inutile ou suspecte. Le gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, a cependant assuré lundi qu’il n’y avait pas de pénurie de dollars et que les banques pouvaient répondre aux besoins de leurs clients.
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« Les gens sont perdus »
Hiba, une femme au foyer de 40 ans, a été confrontée à ces restrictions bancaires lors de son récent voyage à l’étranger. « J’ai voulu retirer des dollars avant de partir en voyage. Mais la banque m’a dit que ce n’était pas possible de prendre de grosses sommes. Si j’ai besoin de billets verts, je vais dans un bureau de change, mais c’est plus cher », raconte-t-elle à L’Orient-Le Jour.
Un peu plus loin, vers Sodeco, un commerçant spécialisé dans le matériel de construction déplore pour sa part le « manque de liquidités sur le marché ». « L’État a beau dire que le prix du dollar est de 1 500 livres libanaises. Mais quand on va acheter de la marchandise, les fournisseurs ne respectent pas ce taux-là. Pour eux, le dollar équivaut à 1 560 ou 1 570 livres », explique ce commerçant de 67 ans qui ne souhaite pas être identifié. « Les gens sont perdus et ne comprennent plus ce qui se passe. Malgré les prix que nous payons, nous sommes obligés de vendre en respectant le taux imposé par la banque centrale parce que les acheteurs refusent de payer plus », ajoute-t-il.
Quant à Michel, un chauffeur de taxi de 56 ans, il explique être contraint de payer les frais universitaires de son fils en dollars. « L’établissement où mon fils poursuit ses études refuse d’être payé en livres libanaises et les banques ne veulent pas nous donner de dollars. Si je vais chez un changeur, il va appliquer le taux de 1 600 livres pour un dollar. Du coup, je change mes billets auprès de mes amis commerçants qui ont encore du dollar en liquide », confie-t-il.
Mais optimisme libanais oblige, un militaire qui ne veut pas être identifié assure que « tout va s’arranger mardi prochain ». Car la BDL a annoncé il y a deux jours qu’elle allait émettre une circulaire pour réguler le financement des importations de blé, de médicaments et de carburant en dollars. Dans un communiqué publié hier, les syndicats représentant les distributeurs de carburants ont indiqué avoir pris acte de la décision de la BDL. Ils ont affirmé qu’ils étaient déterminés à « s’en tenir à leur communiqué publié lundi », dans lequel ils avaient décidé de reporter leur décision de faire grève de deux jours, sans toutefois préciser si cela voulait dire qu’ils se mobiliseraient aujourd’hui ou pas.
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Au sujet de la politique budgétaire et monétaire suivie par les autorités, il n'y pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et surtout que personne ne se dédouane de ses responsabilités en termes de choix de nos dirigeants et de la manière dont nous participons à la chose publique. Confère notre article d'avril 2013 paru dans vos pages: NOS LECTEURS ONT LA PAROLE Comme on est loin de la « gestion rigoureuse des deniers publics » !... Par Rita MAALOUF, Yves DANBAKLI OLJ 05/04/2013
13 h 59, le 26 septembre 2019