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Déraisons d’État

Pays de l’harmonie des contrastes, comme le veut la légende, le Liban est en fait celui des paradoxes les plus ahurissants, des situations les plus invraisemblables.


l L’illustration la plus actuelle de ce phénomène, la plus significative aussi, est l’incroyable odyssée de ce projet de budget adopté de haute lutte par le Conseil des ministres, cautionné en commission parlementaire et soumis depuis hier à l’approbation de l’Assemblée. Revenant, surgi il y a peu des limbes est, pour commencer, ce budget. Principal instrument de travail pour tout État digne de ce nom, notre débrouillarde de république était pourtant arrivée à s’en passer douze années durant, pour cause de dysfonctionnement. Se découvrant des dons d’expert financier, le ministre des AE s’était même vanté du singulier exploit sur les ondes de la CNN, allant même jusqu’à inviter le monde entier à en tirer enseignement !


Toujours est-il que ce projet de budget n’est pas au bout de ses tribulations. Le coquin le mérite bien, d’ailleurs. D’abord parce qu’il n’a été concocté que sous la pression de la communauté internationale désireuse de venir en aide au Liban, pourvu seulement qu’il se décide à entreprendre des réformes. Ensuite parce qu’en fait de réformes, ce budget ne s’attaque que sommairement aux sources avérées de gaspillage et de pillage éhonté – notamment les évasions fiscales et douanières – et qu’il fait beaucoup trop de mécontents parmi les couches les plus diverses de la population. Ce qui dépasse l’entendement toutefois, c’est que les mêmes blocs parlementaires représentés au sein de l’exécutif, et qui ont donc avalisé le projet en amont, vont, durant les prochaines 48 heures, rivaliser d’ardeur pour le tailler en pièces : juste pour la galerie, bien entendu, l’issue du vote étant connue d’avance…


l Changement de décor et gros plan sur l’Arabie saoudite, pour une deuxième bizarrerie. S’y rendaient pour quelques heures, lundi, trois anciens chefs de gouvernement libanais pour un entretien avec le roi Salmane. Rien de plus normal, n’est-ce pas, dans notre pays de protégés, le royaume wahhabite étant en effet le parrain traditionnel des sunnites du Liban et, de surcroît, l’artisan de l’accord de Taëf, qui a eu pour effet de rééquilibrer les pouvoirs constitutionnels en faveur de cette communauté.


Or c’est un fait que les dispositions de Taëf sont régulièrement remises en question, aussi bien par le Hezbollah chiite que par la formation du président chrétien de la République Michel Aoun. C’est un fait aussi que le sunnisme politique libanais a connu, ces derniers temps, bien des avanies. Le plus incroyable cependant, le plus inattendu, est que c’est de Riyad même qu’est venu le plus dévastateur des coups de massue, avec la séquestration du Premier ministre en exercice Saad Hariri, opérée en 2017 par le bouillant prince héritier Mohammad ben Salmane. Lequel émir aura eu le bon goût de se faire porter absent à l’audience royale de lundi, dont la date avait été arrêtée il y a un mois…


l Retour à la scène locale, et plus précisément sur la polémique autour des droits des communautés, devenue le thème dominant dans un pays qui se veut, pourtant, un modèle de coexistence. Légitime est certes, pour nombre de chrétiens, la quête d’un renforcement des prérogatives présidentielles. Ce qui fait toutefois débat, jusque parmi les mêmes chrétiens, c’est le champion de la cause, à savoir le Courant patriotique libre. Invoquant une vertigineuse pirouette de l’histoire, les adversaires de cette formation fondée par le président Michel Aoun ne manquent pas de rappeler ainsi la grande part de responsabilité que porte le chef de l’État dans l’issue de la guerre de quinze ans : laquelle entraîna inévitablement le remodelage de la Constitution.


l Incomplet serait ce tableau des étrangetés libanaises sans évoquer, une fois de plus, le cas d’un Hezbollah maître de la scène chiite, membre d’un gouvernement formellement engagé à se distancier des conflits régionaux, mais qui poursuit imperturbablement sa guerre privée de Syrie. C’est une nette escalade dans cette aberrante autonomie sécuritaire que représente cependant l’incident survenu durant le week-end et au cours duquel une vingtaine d’individus armés, conduits par un député de la milice résolu à châtier un ancien gendre indigne, ont attaqué le poste de gendarmerie de la ville de Damour où celui-ci était interrogé. Infini, on le voit bien, est l’amour paternel. Mais peut-être cette sidérante affaire pourra-t-elle du moins hâter l’adoption d’une législation du statut personnel qui mettrait enfin épouses et mères à l’abri des injustices et brutalités conjugales.


Le bon paradoxe (il faut bien qu’il y en ait un, quelque part), c’est ce vœu pieux…


Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Pays de l’harmonie des contrastes, comme le veut la légende, le Liban est en fait celui des paradoxes les plus ahurissants, des situations les plus invraisemblables.l L’illustration la plus actuelle de ce phénomène, la plus significative aussi, est l’incroyable odyssée de ce projet de budget adopté de haute lutte par le Conseil des ministres, cautionné en commission parlementaire et...